TACIT — Sept voix pour une révélation

TACIT

Ce que les experts emportent avec eux

Sept voix pour une révélation

L’expertise qui disparaît en silence

Une histoire de résignation, de reconnaissance et de révolution

⏱ Lecture : 15 min

I. LA BIBLIOTHÈQUE QUI BRÛLE

Chaque jour, dans des milliers d’entreprises, la même scène se répète. Un expert annonce son départ. Vingt ans d’expérience, de tours de main, d’intuitions affûtées dans les situations critiques. Le DRH organise la passation : shadowing, tutorat, documentation. Les équipes font ce qu’il faut. Tout le monde joue son rôle.

Et pourtant, au fond, chacun le sait : l’essentiel va disparaître.

Ce n’est pas de la négligence. C’est de la lucidité. Les dirigeants ont appris à douter intuitivement de ces rituels de transmission. Comme s’ils savaient, sans pouvoir le formuler, que les vrais savoirs sont ailleurs — invisibles, tacites, transparents aux méthodes actuelles. Ils se résignent. “C’est déjà ça. On ne peut pas faire mieux.”

Cette résignation n’est pas un détail de gestion. C’est une croyance culturelle qui structure tout un secteur. Le Knowledge Management investit 95% de ses budgets dans le stockage et la diffusion de savoirs. Mais seulement 5% dans leur révélation. On optimise la distribution de ce qu’on n’a jamais vraiment capturé. On construit des cathédrales pour abriter des bibliothèques vides.

Le résultat ? 213 milliards d’euros perdus chaque année en Europe. Cinquante pour cent des compétences critiques jamais documentées. Quinze à vingt ans de savoir-faire qui s’évaporent à chaque transition.

Mais le vrai coût n’est pas économique. C’est ontologique. Des experts partent sans avoir été vus. Sans que personne — eux-mêmes y compris — n’ait jamais vraiment nommé ce qu’ils savaient faire.

II. L’ADAGE QUI NOUS TROMPE

“L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.”

Cet adage résume notre résignation collective. L’expertise serait utile pour celui qui l’a vécue, mais intransmissible par nature. Une richesse qui meurt avec son porteur. Une fatalité qu’on a appris à accepter.

Et si c’était faux ?

Et si cette croyance n’était qu’un mensonge que nous nous racontons faute d’avoir trouvé les mots pour révéler ce qui opère en silence ?

Pendant trente ans, trois chercheurs ont travaillé cette question depuis des angles différents. Pierre Vermersch au CNRS a développé l’entretien d’explicitation — une méthode pour accéder à ce qui reste pré-réfléchi dans l’action experte. Jacques Theureau a montré que la compétence n’est pas un stock figé mais une capacité située, émergente, dynamique. Guy Le Boterf a démontré qu’elle se construit dans la combinaison de ressources mobilisées en situation.

Trois angles. Une même intuition : ce que les experts savent faire mais ne savent pas dire peut être révélé. À condition d’arrêter de leur demander de documenter ce qu’ils savent consciemment, et de commencer à les aider à découvrir ce qu’ils ne savent pas qu’ils savent.

Mais cette recherche est restée confidentielle. Connue dans les laboratoires, ignorée dans les entreprises. Les méthodes d’explicitation existent, mais elles sont rares, chères, artisanales. Elles requièrent des praticiens hautement formés qui n’existent presque pas. Résultat : un cercle vicieux. Pas de praticiens, donc pas de déploiement. Pas de déploiement, donc pas de praticiens. La méthode reste invisible.

Pendant ce temps, les bibliothèques continuent de brûler.

III. LA CONVERGENCE INATTENDUE

Il y a des moments où plusieurs lignes de force se rejoignent. Une frustration vécue. Une science mature. Une rencontre inattendue.

Frédéric a dirigé une entreprise pendant vingt ans. Il a traversé des crises, reconstruit des équipes, accompagné des transitions. Et à chaque fois, la même impuissance : voir les savoirs critiques se perdre. Dans les deux sens d’ailleurs — les seniors partent frustrés de n’avoir jamais vraiment transmis, les juniors découvrent trop tard ce qu’ils auraient dû savoir. Shadowing, tutorat, documentation… tout a été essayé. Rien n’a vraiment marché.

Cette frustration aurait pu rester stérile. Mais elle a rencontré les travaux de Vermersch, Theureau, Le Boterf. Et puis un praticien star de l’explicitation — quelqu’un dont la pratique produit systématiquement quelque chose d’inattendu : la reconnaissance ontologique.

Chaque expert qui traverse un entretien d’explicitation bien mené ressort transformé. Pas parce qu’il a appris quelque chose de nouveau. Mais parce qu’il a été vu pour la première fois. “Ah… donc je fais ça inconsciemment. Je ne savais pas que je savais.” Ce moment de révélation n’est pas intellectuel. Il est émotionnel. L’expert se sent reconnu pour une expertise qu’il possédait mais n’avait jamais pu nommer. ce qu’il sait est formulé, entendu, et ne peut simplement plus être ignoré.

Et cette reconnaissance change tout. Les experts ne transmettent pas par devoir. Ils transmettent parce qu’on leur a donné la parole. Parce qu’enfin, quelqu’un a su écouter ce qu’ils font en silence.

C’est de cette triple convergence — frustration vécue, science validée, reconnaissance systématique — qu’est né TACIT.

IV. LE PARI

TACIT fait un pari simple : l’expérience peut éclairer l’avenir, pas seulement le passé. À condition de la révéler plutôt que de la capturer. De donner la parole à l’expertise silencieuse plutôt que de la forcer à se documenter.

Concrètement, TACIT assemble trois choses que personne n’avait réunies :

Une définition rigoureuse de la compétence. Pas un mot valise, mais une architecture précise : située (Theureau), construite (Le Boterf), révélable (Vermersch).

Une méthode d’explicitation guidée par IA. L’entretien de Vermersch, démocratisé et automatisé pour devenir accessible sans nécessiter des années de formation.

Un modèle qui crée d’abord les praticiens. Plutôt que développer un logiciel sans demande, TACIT forme des praticiens qui déploient la méthode terrain, prouvent sa valeur, créent le marché.

Le chemin est tracé sur dix-huit mois. Mille personnes sensibilisées à l’explicitation. Trois cents praticiens certifiés capables de déployer la méthode. Dix pilotes en entreprise pour mesurer l’impact réel. Puis trente millions d’euros levés pour industrialiser ce qui aura été démontré à l’échelle humaine.

Ce n’est pas un plan de croissance classique. C’est un mouvement culturel qui utilise la formation comme vecteur de transformation. Chaque praticien formé devient un ambassadeur. Chaque expert qui traverse l’explicitation devient un prescripteur. Pas par intérêt commercial. Par reconnaissance vécue.

V. L’HORIZON

Dans trois à cinq ans, si TACIT réussit, quelque chose aura changé dans les organisations.

Ce ne sera pas juste une part de marché gagnée ou un chiffre d’affaires atteint. Ce sera un glissement culturel. “TACIT” sera devenu un verbe — “on va faire un TACIT avant son départ”. L’explicitation sera entrée dans le vocabulaire RH au même titre que le coaching ou le mentoring. Et surtout, la résignation aura disparu.

Laisser partir un expert sans révéler son savoir sera devenu aussi inacceptable que de perdre des données sans backup. Pas par contrainte réglementaire. Par évidence professionnelle.

Les bibliothèques ne brûleront plus en silence.

Car au fond, TACIT ne résout pas un problème technique. Il répond à une question existentielle que se posent tous les experts en fin de carrière : est-ce que ce que j’ai appris servira à quelque chose après moi ? Est-ce que quelqu’un saura vraiment voir ce que je sais faire ?

La réponse était toujours : non, probablement pas. L’adage nous avait résignés.

TACIT propose une autre réponse : oui, si on te donne la parole. Si on écoute ce que tu fais en silence. Si on révèle ce que tu ne sais pas que tu sais.

L’expérience peut éclairer l’avenir. Il suffit de cesser de croire qu’elle ne le peut pas.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Une histoire de transmission ratée, de reconnaissance et de révolution silencieuse
à la manière de Philip Roth

⏱ Lecture : 18 min

I. LA SCÈNE QU’ON REJOUE SANS Y CROIRE

Écoutez, je vais vous raconter quelque chose que vous avez déjà vu cent fois. Un type — appelons-le Bernard — annonce qu’il part à la retraite. Soixante-trois ans, quarante ans de boîte, dont vingt-cinq au même poste. Directeur technique, responsable qualité, ou chef de projet sur des trucs tellement pointus que personne d’autre ne comprend vraiment ce qu’il fait toute la journée.

Bernard, c’est le genre de type qui débarque à 7h30 tous les matins depuis 1987. Il a survécu à trois restructurations, deux changements d’actionnaires, et cette putain de crise de 2008 qui a failli tout emporter. Il a ce truc dans le regard — cette capacité à voir venir les emmerdes trois semaines avant tout le monde. Quand Bernard fronce les sourcils en réunion, les jeunes chefs de projet ont intérêt à écouter. Pas parce qu’il gueule. Bernard ne gueule jamais. C’est pire : il se tait, et son silence pèse comme un diagnostic.

Le problème, c’est que Bernard ne sait pas comment il sait. Vous lui demandez : “Comment tu as su que ce projet allait dans le mur ?” Il vous regarde avec cet air gêné des experts qui détestent passer pour des mystiques : “Je sais pas… l’expérience, je suppose. Un feeling.” Un feeling. Quarante ans d’expertise condensés dans un mot de six lettres qui ne veut rien dire.

La DRH — appelons-la Sophie — organise la passation. Sophie a quarante-deux ans, HEC, dix ans de conseil chez Deloitte avant de passer côté entreprise. Elle est brillante, Sophie. Elle sait monter des matrices de compétences qui feraient pleurer un actuaire. Elle a cette façon qu’ont les bonnes DRH de vous faire sentir que votre départ est à la fois une perte tragique et une formidable opportunité de développement organisationnel.

Sophie rentre chez elle le soir en se demandant si elle fait vraiment la différence. Elle a mis en place tous les process recommandés par les cabinets conseil. Shadowing pendant trois mois. Tutorat. Documentation. Cartographie des savoirs critiques. Elle a même fait certifier la boîte ISO 9001, ce qui implique théoriquement que tous les savoirs essentiels sont documentés. Théoriquement.

En pratique, Sophie sait très bien ce qui va se passer. Elle l’a déjà vu dix fois. Bernard va passer du temps avec Julien, vingt-huit ans, diplômé de Centrale, trois ans de conseil en stratégie avant de vouloir “toucher du concret”. Julien est intelligent. Vraiment. Mais il a cette maladie des très intelligents qui ont toujours réussi à l’école : il croit qu’apprendre consiste à comprendre. Que si Bernard lui explique clairement son job, il pourra le faire.

Sauf que Bernard ne peut pas expliquer clairement son job. Parce que son job, ce n’est pas une liste de tâches. C’est un réseau de micro-décisions prises en une fraction de seconde sur la base de mille signaux faibles accumulés en quarante ans. Cette manière qu’il a de regarder un plan et de voir immédiatement le truc qui cloche. Pas par raisonnement déductif. Par pattern recognition inconscient.

Bernard essaie, vraiment. Le soir, il rentre chez lui avec cette sensation qu’il connaît bien maintenant — un mélange de culpabilité et d’impuissance. Culpabilité parce qu’il a l’impression de ne pas assez donner. Impuissance parce qu’il ne sait pas comment donner ce qu’il ne sait pas qu’il possède.

Julien prend des notes. Des pages et des pages de notes. Il enregistre même certaines sessions. Il est consciencieux. Mais au fond de lui — et ça, il ne le dira jamais à Sophie — il le sait déjà : il ne captera jamais l’essentiel. Ce truc que Bernard fait quand le client appelle en panique un vendredi à 17h30. Cette façon qu’il a de poser trois questions, de se taire dix secondes, et de dire : “Bon, je passe, je serai là dans vingt minutes.” Et quand il arrive, il regarde, il touche, il écoute — vraiment écoute, pas avec ses oreilles, avec tout son corps — et en dix minutes il a compris ce que trois ingénieurs n’ont pas vu en deux heures.

Ça, ça ne se note pas. Ça ne s’enregistre pas.

Le directeur général valide le plan de transition. “Excellent travail sur la transmission.” Mais lui aussi, il le sait. La nuit, quand il ne dort pas parce qu’il pense au pipeline de projets et aux risques sur le T4, il le sait très bien : dans six mois, quand Bernard sera parti, quelque chose de critique va merder.

Voilà la scène. Elle se joue tous les jours dans des milliers d’entreprises. Et tout le monde joue son rôle en sachant que c’est du théâtre. On fait semblant que ça marche parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre.

Six mois plus tard, quand le client stratégique menace de partir, personne ne dira : “C’est parce que Bernard est parti.” On dira : “Problèmes de process. On va mettre en place un plan d’action.”

Le théâtre continuera.

II. LE MENSONGE QU’ON SE RACONTE

“L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.” C’est joli, ça sonne bien, ça a cette tristesse élégante des vérités universelles qu’on ne peut pas changer. C’est le genre de phrase qu’on cite en CODIR pour expliquer pourquoi Bernard va partir avec son savoir et qu’on ne peut rien y faire. La nature humaine. La fatalité. Circulez.

Sauf que c’est peut-être des conneries.

Imaginons — vraiment, faites l’effort d’imaginer — que ce ne soit pas une vérité universelle mais juste un mensonge pratique. Le genre de mensonge qu’on se raconte pour ne pas avoir à affronter quelque chose de plus dérangeant : qu’on ne sait tout simplement pas faire autrement.

Voilà où ça devient intéressant. Il existe une science de l’explicitation. Une vraie science, avec trente ans de recherche au CNRS, des thèses, des publications. Pierre Vermersch a passé quarante ans à développer “l’entretien d’explicitation” — une méthode pour faire parler les gens de ce qu’ils font sans même s’en rendre compte. Pas en leur demandant “qu’est-ce que tu sais faire ?”, question inutile qui produit des réponses inutiles. Non. En les ramenant à un moment précis. Hyper précis. Mardi dernier, 14h20, dans telle situation concrète, qu’est-ce que tu as regardé en premier ? Et après ? Et là, qu’est-ce qui t’a fait prendre cette décision ?

Vermersch avait compris un truc fondamental : ce que les experts savent vraiment faire opère en dessous du niveau de la conscience réfléchie. C’est du pré-réfléchi. C’est là, actif, opérant, décisif — mais invisible à celui qui le fait. Bernard ne sait pas qu’il sait parce que son savoir ne passe pas par le langage. Il passe par le corps, par l’habitude, par des patterns neuronaux câblés par quarante ans de situations similaires.

Jacques Theureau a travaillé sur le “cours d’action”. Son truc, c’est de montrer que la compétence n’est jamais un stock de connaissances rangé gentiment dans un placard mental. La compétence émerge. Elle se construit dans la situation. Elle est située. Vous savez faire du vélo ? Essayez d’expliquer à quelqu’un qui n’en a jamais fait comment on fait du vélo. Tout votre savoir-faire vélo est invisible à vous-même. Inarticulable. Tacite.

Guy Le Boterf a montré que la “compétence” n’est jamais une chose simple. C’est toujours un assemblage. Une combinaison de ressources — connaissances, savoir-faire, attitudes, réseaux, intuitions — mobilisées au bon moment dans la bonne combinaison. Comme un musicien de jazz qui improvise. Il ne joue pas une note apprise par cœur. Il combine en temps réel des milliers de patterns.

Trois chercheurs. Trois angles. Une seule intuition : Bernard peut transmettre ce qu’il sait. À condition d’arrêter de lui demander d’expliquer et de commencer à l’aider à se souvenir. À condition de fouiller dans les détails concrets de ce qu’il a vraiment fait, vraiment vécu, vraiment senti.

Mais cette recherche est restée dans les labos. Les Sophie du monde entier n’en ont jamais entendu parler. Parce que faire un entretien d’explicitation correct, ça demande des années de formation. Il y a peut-être deux cents personnes en France qui savent vraiment faire ça. Deux cents. Pour des millions de Bernard qui partent chaque année.

Alors on continue de croire à l’adage. C’est plus simple.

III. COMMENT J’AI RENCONTRÉ MA PROPRE FRUSTRATION

Je m’appelle Frédéric. J’ai dirigé une entreprise pendant vingt ans. LIPPI, fabrication de clôtures et portails. 280 employés à un moment, quatre sites de production. En 2008, quand Lehman est tombé et que tout le secteur de la construction s’est effondré, j’ai dû prendre des décisions impossibles. Si Untel ou Untel partait maintenant, on était morts. Pas parce qu’ils étaient irremplaçables, mais parce que ce qu’ils savaient vraiment, personne d’autre ne le savait.

J’ai passé des nuits sur Excel à faire tourner des scénarios. Mais aucun scénario ne quantifiait ça : si Jean-Claude part, on perd notre capacité à gérer les grands chantiers hospitaliers. Si Martine part, on perd notre relation avec les centrales d’achat. Comment vous chiffrez ça pour un banquier ?

En 2012, quand on a dû licencier 47 personnes, j’ai vu partir des gens qui portaient des pans entiers de notre savoir-faire. Michel, cinquante-quatre ans, qui pouvait regarder un plan et voir en dix secondes si le projet était faisable. Éric, quarante-sept ans, qui savait gérer les personnalités impossibles et faire produire une équipe hétéroclite. Nathalie, trente-huit ans, qui avait ce don pour sentir quand un appel d’offres était sérieux.

À chaque fois, le même rituel. Passation. Tutorat. Documentation. J’ai même fait appel à un cabinet RH — 45 000 euros pour une “cartographie des compétences critiques”. Ils ont produit 120 slides avec des matrices colorées. On ne maîtrisait rien du tout.

Les seniors partaient frustrés. Les juniors restaient perdus. Montante ou descendante, la transmission échouait. Toujours.

Mais ce n’est pas ça qui m’a vraiment marqué. C’est mon père.

Entre 2005 et 2010, quand il m’a transmis son entreprise de clôtures et portails — quarante ans qu’il l’avait construite de zéro —, on a eu des réunions. Il m’a expliqué qui était qui, qui payait cash, qui négociait, qui était fiable. Des explications générales. Des conseils génériques. “Il faut être patient avec les Chinois.” “Les Allemands, ça négocie dur mais c’est carré.” “Les Italiens, faut les relancer trois fois.”

Mais il ne m’a jamais vraiment transmis comment il faisait. Cette capacité qu’il avait à lire une situation. À savoir quand pousser et quand lâcher. À sentir quel client allait payer et lequel allait faire faillite. Tout ça est resté en lui. Invisible. Tacite.

Pendant des années, j’en ai nourri de l’amertume. Pourquoi il ne m’avait pas vraiment appris ? Était-ce de l’égoïsme ? De la méfiance ?

Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris : il ne savait pas comment faire. Il voulait transmettre. Mais il ne savait pas transmettre ce qu’il ne savait pas qu’il savait. Personne ne lui avait jamais donné les outils pour révéler son propre savoir tacite.

Cette frustration est restée fichée en moi pendant des années. Une écharde qu’on apprend à oublier mais qui ressort parfois, quand vous voyez un père et son fils travailler ensemble et que vous vous dites : “Nous, on n’a pas su faire ça.”

IV. LA RENCONTRE QUI A TOUT CHANGÉ (OU COMMENT ENFIN J’AI VU L’INVISIBLE)

En 2021, j’ai rencontré Michel. Pas dans un séminaire corporate, pas dans une conférence. Par hasard, lors d’un dîner chez des amis communs. Michel avait soixante ans, ancien ingénieur puis consultant, reconverti dans “la transmission des compétences”. Quand il a dit ça, j’ai failli décrocher. Encore un coach en développement personnel.

Mais il a ajouté un truc qui m’a accroché : “Je les aide à découvrir ce qu’ils savent sans savoir qu’ils le savent.”

On a parlé. Je lui ai raconté mon histoire. LIPPI. Les transmissions ratées. Mon père. Il m’a écouté avec cette attention particulière qu’ont les gens qui ont passé leur vie à vraiment écouter.

“Tu veux voir comment ça marche ?” il a demandé.

Deux semaines plus tard, j’assistais à une de ses sessions. Un expert en conception et développement de produits, soixante-deux ans, sur le point de partir. Michel lui a demandé de penser à une situation récente où il avait détecté un défaut critique que personne d’autre n’avait vu.

Et là, Michel a commencé. Pas “comment tu as fait ?”. Non. “Tu es devant la pièce. Qu’est-ce que tu regardes en premier ?”

Le type hésite. “Ben… la surface, je suppose.”

“Quelle partie de la surface ?”

Un silence. Le type ferme les yeux. “Les coins. Je regarde toujours les coins d’abord.”

“Pourquoi les coins ?”

“Je… je sais pas. C’est là que ça foire en premier si le traitement thermique est mal fait.”

“Et comment tu sais que c’est mal fait ?”

“Y’a une… une texture. C’est difficile à expliquer. C’est pas visuel, c’est… tactile. Je passe le doigt.”

Vous voyez ce qui s’est passé ? En dix minutes, Michel avait fait émerger un protocole invisible. Le type regardait les coins, passait le doigt, sentait une texture. Ce n’était pas écrit nulle part. Ce n’était pas dans les procédures qualité. C’était un savoir-faire tacite, développé en trente ans, totalement invisible à lui-même jusqu’à ce qu’on l’aide à le voir.

À la fin de la session, le type avait les larmes aux yeux. “Je ne savais pas que je faisais tout ça. J’ai l’impression de me découvrir.”

Reconnaissance ontologique. Michel a appelé ça comme ça. Pas de la reconnaissance sociale — “bravo, bon travail”. Quelque chose de plus profond. Être reconnu pour ce qu’on est, pour ce qu’on sait faire sans le savoir. Être vu. Vraiment vu.

Je suis resté scotché.

Après, j’ai demandé à Michel : “Tu fais ça comment ? C’est quoi la méthode ?”

Il m’a parlé de sa définition du mot compétence, de Vermersch. De l’entretien d’explicitation. De vingt ans de pratique pour maîtriser cette technique. “La plupart des gens abandonnent. C’est trop long, trop dur. Il faut apprendre à écouter autrement. À poser des questions autrement. À laisser le silence faire son travail.”

C’est là que j’ai commencé à creuser. Vermersch. Theureau. Le Boterf. J’ai lu tout ce que je pouvais trouver. J’ai passé des mois à comprendre les fondations théoriques de ce que Michel faisait.

Et quelque chose s’est mis en place dans ma tête. Une évidence. Toutes ces transmissions ratées. Mon père. Mes Bernard. Les 45 000 euros de slides inutiles. Ce n’était pas de la fatalité. C’était juste qu’on ne savait pas faire. Mais Michel, lui, savait. Et ces trois chercheurs du CNRS avaient posé les bases scientifiques de sa pratique.

Le problème n’était pas que l’expérience est intransmissible. Le problème, c’est qu’on n’avait jamais donné aux experts les moyens de la voir eux-mêmes.

V. AFFRONTER LA RÉSIGNATION, LE PARI TACIT

TACIT est né de cette convergence. Ma frustration de dirigeant. La pratique de Michel qui produit de la reconnaissance systématique. Les fondations scientifiques de Vermersch, Theureau, Le Boterf.

Le pari est simple : l’expérience peut éclairer l’avenir. Il suffit d’arrêter de croire qu’elle ne le peut pas.

Mais on ne va pas vendre un logiciel magique. On ne va pas promettre que l’IA va “capturer” les savoirs tacites pendant que vous dormez. Non. On va faire différemment. On va d’abord créer l’offre.

Former des gens. Mille personnes sensibilisées pour comprendre ce qu’est l’explicitation. Trois cents praticiens certifiés qui savent vraiment mener un entretien. Parce que le vrai problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a personne pour faire le boulot. Il y a peut-être de la demande latente — tous ces DRH qui sentent que le shadowing ne marche pas — mais il n’y a pas d’offre structurée.

On va créer ces praticiens. Ensuite, ils iront sur le terrain. Dix entreprises pilotes. Des vrais Bernard en situation de départ imminent. On va mesurer. Le temps de transfert. La satisfaction des experts. La confiance des successeurs. Le ROI.

On va documenter. Pas avec des slides marketing, mais avec des cas concrets, des before/after mesurables, des témoignages de DRH et de dirigeants qui ont vu la différence.

Et quand on aura prouvé que ça marche, on lèvera trente millions d’euros. Pas quatre. Trente. Pour automatiser à grande échelle. Pour développer l’IA qui guide les entretiens d’explicitation sans nécessiter vingt ans de formation. Pour internationaliser. Parce que ce problème n’est pas français. Il est universel.

Dix-huit mois pour prouver le concept. Puis trente millions pour passer à l’échelle mondiale.

Ce n’est pas un projet tech classique. C’est un mouvement culturel qui utilise la formation comme vecteur de transformation. Chaque praticien formé devient un ambassadeur. Chaque expert qui traverse l’explicitation devient un prescripteur. Pas par intérêt commercial. Par reconnaissance vécue.

VI. L’ADAGE INVERSÉ

Imaginez : dans cinq ans, un directeur général apprend que son expert-clé part dans six mois. Il appelle sa DRH. Elle dit : “On fait un TACIT.” Le mot est devenu un verbe.

Et si le DG dit “non, pas le temps, pas le budget”, la DRH le regarde avec le même air qu’elle aurait si le DG proposait de perdre toutes les données sans backup. Parce que quelque chose a changé culturellement. Laisser partir un expert sans révéler son savoir est devenu inacceptable.

Les trois cents praticiens formés la première année seront devenus trois mille. Puis trente mille. Déployés dans cinquante pays. L’IA aura automatisé 70% du processus d’explicitation. Les entreprises intégreront TACIT comme elles ont intégré les ERP. Ce ne sera plus une option. Ce sera un standard.

Sophie, la DRH du début, aura intégré l’explicitation dans tous ses processus. Julien, le jeune diplômé, aura vécu une transmission différente. Il aura vu Bernard découvrir son propre savoir tacite.

Et Bernard lui-même aura vécu trois, quatre sessions d’explicitation où, progressivement, il a découvert ce qu’il faisait sans le savoir. Tout ça a été révélé. Formalisé. Dans des récits concrets, des situations vécues, des protocoles transmissibles.

Le dernier jour, quand Bernard serre la main de Julien, il sait que ce qu’il a mis quarante ans à apprendre ne partira pas avec lui. Le phare éclaire enfin devant.

Peut-être même que Bernard reviendra. Pas comme salarié, mais comme expert ressource. Une journée par mois. Pas comme un tuteur condescendant, mais comme un pair qui a transmis son savoir.

TACIT sera devenu la référence mondiale. Pas parce qu’on aura dépensé des millions en marketing. Mais parce qu’on aura touché quelque chose de fondamental : ce besoin qu’ont tous les Bernard du monde de savoir que ce qu’ils ont appris servira après eux.

Les cabinets RH auront intégré TACIT. Les grandes écoles enseigneront l’explicitation en formation initiale. Une nouvelle génération arrivera en considérant que la révélation des savoirs tacites est aussi évidente que le reporting financier.

Et peut-être qu’on aura changé quelque chose de plus large. Dans notre rapport à l’expérience, au vieillissement, à la transmission intergénérationnelle. Peut-être qu’on aura prouvé que cette résignation — “l’expérience ne se transmet pas” — n’était qu’une croyance limitante.

Et maintenant, je sais.

Vous savez.

On sait.

Vous vous souvenez de Bernard ? Le phare qui n’éclaire que le passé ?

Donnez-lui la parole. Révélez ce qu’il ne sait pas qu’il sait. Reconnaissez-le pour l’expertise qu’il porte sans pouvoir la nommer.

Et arrêtez de croire à l’adage.

L’expérience peut éclairer l’avenir. Il suffit de cesser de se résigner à croire qu’elle ne le peut pas.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Parce qu’il est temps que les bibliothèques arrêtent de brûler pendant qu’on regarde ailleurs.

Meurtre en col blanc. Cadavres froids. Personne ne parle.
À la manière de James Ellroy

⏱ Lecture : 12 min

I. BERNARD VA CREVER

Bernard.

Soixante-trois ans. Quarante ans de taule corporate. 7h30 tous les matins depuis 1987. Reagan encore président. Crack cocaine à South Central. Bernard pointait déjà.

Directeur technique. Responsable qualité. Titres de merde. Mots vides. Ce qui compte : Bernard sait. Sait des trucs. Trucs invisibles. Trucs critiques. Trucs que personne d’autre sait.

Quarante ans de savoir.

Va partir avec lui.

Vol. Crime. Assassinat économique. Personne ne parle. Personne ne voit. Business as usual.

Bernard fronce les sourcils en réunion. Les jeunes ferment leur gueule. Pas par peur. Par respect. Ils savent qu’ils savent pas. Lui sait. Hiérarchie du savoir. Seule hiérarchie qui compte.

Trois restructurations survécues. Trois fois les collègues pleurent. Trois fois les cartons. Trois fois les lettres recommandées. Bernard reste. Compétence. Valeur. Indispensable.

Jusqu’à maintenant.

Maintenant = retraite. Retraite = mort. Mort du savoir. Mort de quarante ans.

Le DG annonce la passation. Voix grave. Fausse compassion. Théâtre corporate. “On va gérer la transmission.” Gérer. Mot magique. Mot qui veut rien dire. Mot qui cache l’échec.

Sophie arrive. Sophie = DRH. Quarante-deux ans. HEC. Dix ans Deloitte. Costume tailleur gris. Sourire professionnel. Process queen. Matrix maniac. ISO 9001 certified bullshit.

Sophie sait.

Sait que ça va foirer. L’a déjà vu dix fois. Shadowing. Mentoring. Documentation. Mots anglais pour échec français. Process qui marchent pas. Transmission qui passe pas.

Entre Julien.

Julien = successeur désigné. Vingt-huit ans. Centrale Paris. Trois ans conseil Roland Berger. Costume Hugo Boss. Montre TAG Heuer. Confiance des jeunes cons diplômés.

Julien prend des notes. Pages et pages. Enregistre sur iPhone 14 Pro. Croit que ça suffit. Croit qu’on peut apprendre le savoir de Bernard. Erreur fatale. Confusion mortelle.

Parce que Bernard peut pas expliquer.

Savoir de Bernard = tacite. Invisible. Inconscient. Quarante ans de micro-décisions. Fraction de seconde. Pattern recognition. Signaux faibles. Intuition pure.

Client appelle. Vendredi 17h30. Panique. Bernard pose trois questions. Se tait dix secondes. Dit : “J’arrive. Vingt minutes.”

Arrive. Regarde. Touche. Écoute. Pas avec oreilles. Avec tout le corps. Dix minutes. Problème résolu. Trois ingénieurs avaient cherché deux heures. Trouvé que dalle.

Ça se note pas. Ça s’enregistre pas. Ça se vit.

Bernard rentre chez lui le soir. Bois-Colombes. Pavillon meulière. Jardin 300 m². Martine qui fait poterie le jeudi. Sensation familière maintenant : culpabilité + impuissance. Cocktail toxique.

Culpabilité : donne pas assez. Impuissance : sait pas comment donner ce qu’il sait pas qu’il a.

Le DG valide le plan. “Excellent travail, Sophie.” Mensonge. Tout le monde sait. Nuit, le DG fixe le plafond. Ville-d’Avray. Maison bourgeoise. Insomnie. Pense au pipeline projets. Pense aux risques T4. Sait la vérité : six mois, Bernard parti, quelque chose va péter.

Scène classique. Se joue tous les jours. Milliers d’entreprises. France. Europe. Monde. Théâtre de l’absurde. Ionesco corporate. Tout le monde joue. Tout le monde sait que ça marche pas.

Six mois plus tard : client stratégique menace de partir. Part. Personne dit : “Bernard manque.” Disent : “Problèmes de process. Plan d’action.”

Cadavre maquillé. Crime parfait. Personne coupable. Système coupable.

Système tue le savoir tous les jours.

II. L’ADAGE = CONNERIE

“L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.”

Phrase jolie. Triste. Résignée. Citée en CODIR. Excuse parfaite. Fatalité. Nature humaine. Rien à faire. Circulez.

Bullshit.

Bullshit total. Mensonge pratique. Mensonge répété. Répété jusqu’à vérité. Mensonge confortable. Évite d’affronter la réalité : on sait pas faire.

Vérité : il existe une science.

Science de l’explicitation. Vraie science. Pas gourou californien. Pas coach développement personnel. CNRS. Trente ans recherche. Thèses. Publications. Protocoles.

Pierre Vermersch.

Vous connaissez pas. Normal. Génies authentiques = jamais célèbres. Célébrité = imposteurs. Vermersch = quarante ans sur l’entretien d’explicitation. Méthode. Rigueur. Science.

Son truc : savoir des experts = en dessous conscience. Pré-réfléchi. Tacite. Bernard sait pas qu’il sait. Savoir passe pas par langage. Passe par corps. Habitude. Câblage neuronal. Quarante ans.

Vermersch pose jamais : “Qu’est-ce que tu sais faire ?” Question obscène. Question qui force mensonge.

Il demande : “Mardi dernier. 14h20. Situation précise. Qu’as-tu regardé en premier ?”

Là : miracle. Expert se souvient. Voit ce qu’il a fait. Découvre son protocole invisible.

Vélo. Vous savez faire vélo ? Expliquez comment. Essayez. “On pédale, on maintient équilibre…” Équilibre comment ? “On le sent.” Sent quoi ? “Ben… on sent.”

Tout votre savoir vélo = muet. Inarticulable. Tacite.

Jacques Theureau. Deuxième chercheur. “Cours d’action”. Compétence = jamais stock. Émerge. Se construit dans situation. Située. Incarnée.

Guy Le Boterf. Troisième. Compétence = assemblage. Combinaison ressources. Mobilisées bon moment. Jazzman improvise. Miles Davis. Kind of Blue. 1959. Studio Columbia. Patterns combinés temps réel.

Trois chercheurs. Trois décennies. Une conclusion : Bernard peut transmettre.

Condition : arrêter demander explication. Commencer aider mémoire. Fouiller détails concrets. Pas “comment tu fais généralement”. Mais “qu’as-tu fait exactement mardi 14h20 quand client a dit cette phrase”.

Mais recherche = restée labo.

Sophie connaît pas. DRH du monde connaissent pas. Parce que maîtriser entretien explicitation = années formation. Cinq à dix ans. Deux cents personnes France savent faire ça.

Deux cents.

Millions Bernard partent chaque année.

Alors on croit l’adage. Plus simple. Plus confortable. Moins cher.

Mensonge gagne par épuisement.

III. MON PÈRE = TRANSMISSION RATÉE

Frédéric. Moi. Prénom banal. Histoire pas banale.

LIPPI. Vingt ans direction. Clôtures portails. Quatre sites. 280 employés max. 2008 : Lehman tombe. 15 septembre. 639 milliards dette. Plus grande faillite histoire US. Construction s’effondre. Dominos.

Si Jean-Claude part maintenant = on perd chantiers hospitaliers. Si Martine part = relation Leroy Merlin Castorama s’évapore. Ça se quantifie pas. Ça s’inscrit pas bilan. Banquier Crédit Agricole comprend pas.

2012 : licencié 47 personnes. Carnage. Plan sauvegarde emploi. PSE. Trois lettres mort.

Michel part. Cinquante-quatre ans. Regardait plan. Voyait en dix secondes si faisable. Vision globale. Don rare. Oreille absolue version ingénierie.

Éric part. Quarante-sept ans. Gérait personnalités impossibles. Faisait produire équipe hétéroclite. Alchimiste humain.

Nathalie part. Trente-huit ans. Sentait quand appel offres sérieux. Intuition pure.

Chaque départ : rituel grotesque. Passation tutorat documentation. Cabinet RH : 45 000 euros. “Cartographie compétences critiques”. 120 slides PowerPoint. Matrices colorées. Mondrian sous LSD.

Maîtrisions rien.

Mais ça = pas pire. Pire = mon père.

2005-2010 : père me transmet entreprise. Clôtures, portails, sécurité périmétrique. Quarante ans construction. 14 600 jours. LIPPI.

Réunions. Explications. “Chinois = patience.” “Allemands = durs mais carrés.” “Italiens = relancer trois fois.”

Généralités. Clichés. Stéréotypes. Valeur zéro.

Jamais transmis comment il faisait. Lire situation. Savoir quand pousser. Quand lâcher. Sentir client va payer. Sentir client va crever.

Tout resté en lui. Invisible. Tacite. Muet.

Années après : amertume. Pourquoi pas appris ? Égoïsme ? Méfiance ? Œdipe ?

Compris plus tard : savait pas comment transmettre. Voulait. Vraiment. Personne lui avait donné outils révéler savoir tacite.

Frustration fichée. Écharde. Ressort parfois. Vois père-fils travailler ensemble. Pense : “Nous, on a pas su.”

Deuil impossible. Crime sans coupable.

IV. MICHEL = RÉVÉLATION

2021. Dîner Montmartre. Amis communs. Rencontre Michel.

Soixante ans. Visage buriné. Regard intelligent. “Consultant transmission compétences.” Failli fuir. Encore coach. Encore vendeur vent.

Dit : “Les aide découvrir ce qu’ils savent sans savoir qu’ils savent.”

Phrase arrête net.

Deux semaines après : assiste session Michel. Expert conception produits. Soixante-deux ans. Retraite bientôt.

Michel demande : pense situation récente. Défaut critique détecté. Personne d’autre vu.

Expert : “Semaine dernière. Pièce client aéronautique.”

Michel commence. Chirurgie verbale.

“Devant pièce. Où exactement ?”

“Atelier 2. Près fenêtre.”

“Regardes quoi en premier ?”

Hésitation. “Surface, suppose.”

“Quelle partie ?”

Silence. Yeux fermés.

“Coins. Regarde toujours coins d’abord.”

“Tous coins ?”

“Coins supérieurs gauches. Là ça foire si traitement thermique mal fait.”

“Comment sais c’est mal fait ?”

“Texture. Pas visuel. Tactile. Passe doigt. Ongle, fait. Ongle sent mieux que pulpe.”

Dix minutes. Protocole invisible révélé. Coins supérieurs gauches. Ongle. Texture.

Rien écrit nulle part. Rien procédures ISO. Savoir tacite trente ans. Invisible jusqu’à maintenant.

Fin session : expert pleure.

“Savais pas faisais tout ça. Découvre moi-même.”

Michel appelle ça “reconnaissance ontologique”. Pas sociale. Pas médaille travail. Plus profond. Viscéral. Reconnu pour ce qu’on est. Savoir porté sans savoir. Vu. Vraiment vu.

Resté pétrifié. Transformé.

Après : “Comment tu fais ?”

Vermersch. Entretien explicitation. Vingt ans pratique. “Plupart abandonnent. Trop long difficile. Faut apprendre écouter autrement. Poser questions différemment. Laisser silence travailler.”

Rentré état second.

Commandé tous livres. Vermersch Theureau Le Boterf. Lu mois. Frénésie. Obsession.

Compris : toutes transmissions ratées = pas fatalité. Ignorance. Ignorance technique. On savait pas comment faire.

Michel savait. Vermersch avait posé bases.

Problème = pas que expérience intransmissible. Problème = jamais donné experts outils voir eux-mêmes. Révéler avant transmettre.

Problème méthode. Pas métaphysique.

Problèmes méthode = ont solutions.

V. TACIT = GUERRE

TACIT né collision. Ma frustration. Pratique Michel. Science Vermersch Theureau Le Boterf.

Pari : expérience peut éclairer avenir.

Suffit arrêter croire peut pas.

Mais pas logiciel magique. Pas promesse Silicon Valley. Pas “IA capture savoirs pendant vous dormez”. Bullshit vendeurs rêve. Sweat-shirts gris. Millions levés. Produits marchent pas.

Non. Autrement.

Créer offre d’abord.

Plan :

Former mille personnes. Sensibilisées. Comprennent explicitation. Trois cents praticiens certifiés. Savent vraiment mener entretien protocole Vermersch.

Pourquoi formation d’abord ? Problème fond = personne pour faire travail. Demande latente existe. Sophie sent shadowing marche pas. Matrices = vent. Mais offre structurée = zéro.

Deux cents personnes France savent faire. Deux cents. Grotesque. XIXe siècle deux cents chirurgiens asepsie Lister. Tous autres opèrent mains sales.

Créer praticiens. Former rigoureusement. Envoyer terrain. Dix entreprises pilotes. Vrais Bernard départ imminent. Contextes réels. Pas études cas business school.

Mesurer. Scientifiquement. Temps transfert. Satisfaction experts. Échelle Likert. Protocole validé. Confiance successeurs. ROI vingt-quatre mois.

Documenter. Pas slides marketing. Pas stock photos souriantes. Cas concrets. Verbatims. Chiffres. Before/after mesurable. Témoignages DRH dirigeants. Attestation notaire.

Prouver ça marche.

Puis lever trente millions.

Pas quatre. Pas dix. Trente.

Automatiser grande échelle. IA vraie. Pas chatbots stupides. Guide entretiens sans vingt ans formation. Internationaliser. Allemagne Italie Espagne UK US Japon.

Problème = universel. Organisations partout. Expertise partout. Transmission échoue partout.

Dix-huit mois preuve concept. Trente millions conquête monde.

Pas projet tech classique. Mouvement culturel. Formation = vecteur transformation. Praticien formé = ambassadeur. Expert traverse explicitation = converti.

Pas marketing. Expérience vécue.

Secret : quand t’as été vu, vraiment vu, reconnu expertise tacite = oublies jamais. Expérience quasi spirituelle. Épiphanie. Veux que autres vivent ça.

VI. BERNARD RESSUSCITÉ

Cinq ans plus tard.

DG apprend expert-clé part six mois. Appelle DRH.

“On fait TACIT.”

Mot devenu verbe. Xerox. Google. Kleenex. Marque transformée pratique universelle.

Trois cents praticiens première année = trois mille. Puis trente mille. Cinquante pays. Vingt-trois langues. IA automatisé 70% processus. Pas 100%. Jamais 100%. Quelque chose irréductiblement humain écoute véritable.

Entreprises intègrent TACIT. Comme ERP années 2000. Plus option. Plus luxe. Standard. Pas faire TACIT avant départ expert = aussi impensable que pas backup informatique.

Sophie intégrée explicitation tous process RH. Formée elle-même. Sait écouter autrement. Questions autrement. Découvert profondeur métier jamais soupçonnée.

Julien vécu transmission différente. Assisté sessions Bernard découvre savoir. Vu homme soixante-trois ans pleurer réalisant ce qu’il savait. Compris intelligence = pas seulement conceptuelle. Aussi incarnée située tacite.

Bernard lui-même : quatre sessions explicitation. Quatre fois deux heures. Guidé praticien expert. Découvert ce qu’il faisait sans savoir.

Tout révélé. Formalisé. Pas théories abstraites. Récits concrets. Situations vécues. Protocoles transmissibles. “Quand client dit X, regarde d’abord Y, touche Z, sens immédiatement si…”

Dernier jour : Bernard serre main Julien. Hall entreprise. Traversé quarante ans. Dalles grises connues par cœur.

Sait que quarante ans apprentissage = mourront pas avec lui.

Phare éclaire devant.

Peut-être Bernard revient. Pas salarié. Expert ressource. Journée par mois. Pas tuteur condescendant. Pair transmis savoir. Revient par plaisir. Joie particulière voir quelqu’un utilise bien ce qu’on donné.

TACIT devenu référence mondiale. Pas millions marketing. Pas influenceurs LinkedIn. Touché quelque chose fondamental nature humaine : besoin tous Bernard monde savoir que quarante années vie = serviront après eux.

Cabinets RH intégré TACIT offre. Grandes écoles enseignent explicitation. HEC Centrale Sciences Po. Nouvelle génération arrive entreprise. Considère révélation savoirs tacites = aussi évident que reporting financier gestion projet.

Peut-être modifié quelque chose plus large. Rapport expérience. Vieillissement. Transmission intergénérationnelle. Angoisse sourde tous humains vieillissants : “Qu’est-ce reste de moi ?”

Peut-être prouvé résignation = croyance limitante. Fatalité inventée. Mensonge devenu vérité répétition.

Bernard. Phare éclaire passé.

Donnez-lui parole. Révélez sait pas qu’il sait. Reconnaissez expertise porte sans pouvoir nommer.

Cessez croire adage.

Expérience peut éclairer avenir.

Suffit arrêter résigner.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Bibliothèques brûlent. Vous comptez cendres. Fascination morbide. Arrêtez ça. Maintenant.

Une étude en forme de requiem sur l’art de disparaître
à la manière de Vladimir Nabokov

⏱ Lecture : 22 min

I. BERNARD, OU LA PRÉVISIBLE CATASTROPHE

Considérez Bernard — non, attendez, regardez-le vraiment, cet homme de soixante-trois ans aux tempes grises argentées comme ces couverts anciens qu’on sort pour les grandes occasions et qui ternissent imperceptiblement dans leurs écrins de velours pourpre. Bernard arrive chaque matin à sept heures trente précises depuis 1987 (année de la mort de Warhol, pour les amateurs de synchronicités insignifiantes), et cette ponctualité monastique cache, derrière son apparente vertu prussienne, une vérité plus sombre : Bernard ne sait plus exister autrement.

Directeur technique, responsable qualité — ces titres pompeux qui sonnent comme des décorations sur un uniforme rapiécé. Ce qui importe, voyez-vous, ce n’est pas la fonction mais la faculté. Bernard possède ce don mystérieux, cette capacité oraculaire de voir venir le désastre trois semaines avant qu’il ne survienne. Quand Bernard fronce ses sourcils grisonnants — geste minuscule, contraction quasi imperceptible des muscles corrugateurs du sourcil, mouvement que seuls remarquent les véritables observateurs —, les jeunes chefs de projet cessent de respirer. Non qu’il vocifère ; Bernard ne vocifère jamais. Sa violence est silencieuse, aristocratique, infiniment plus dévastatrice qu’une colère vulgaire.

Il a survécu à trois restructurations. Savourez cette expression bureaucratique, cette obscénité euphémisée : “restructuration”. Comme si l’on réorganisait des meubles dans un salon alors qu’en réalité on jette des hommes et des femmes dans le vide avec un parachute troué nommé “accompagnement personnalisé”. Bernard a vu ses collègues partir — Michel en 2003, Françoise en 2009, Jean-Marc en 2015 — chacun emportant avec lui des constellations entières de savoir-faire que nul n’avait su cartographier.

Mais voici la question fascinante, le nœud gordien qui étranglerait Alexandre lui-même : comment Bernard sait-il ce qu’il sait ? Posez-lui la question — j’insiste, essayez — : “Bernard, mon vieux, comment as-tu deviné que ce projet allait sombrer ?” Il vous regardera avec cet embarras caractéristique des véritables experts confrontés à leur propre mystère (combien différent de l’assurance factice des charlatans !) et murmurera : “L’expérience, je suppose. Un… feeling.”

Feeling. Cet anglicisme mou, cette lâcheté linguistique. Quarante années d’expertise condensées dans un vocable de six lettres qui ne signifie rigoureusement rien. C’est comme si Rodin, interrogé sur la Porte de l’Enfer, avait répondu : “Bah, vous savez, c’est un truc que j’ai fait.”

Entrez maintenant Sophie, notre DRH — quarante-deux ans, HEC (cette fabrique de managers interchangeables où l’on enseigne l’art de parler beaucoup en ne disant rien), dix ans chez Deloitte avant de “rejoindre” (verbe insidieux) le monde de l’entreprise. Sophie est ce que j’appellerais une bureaucrate sincère, cette contradiction dans les termes, cette absurdité vivante : elle croit réellement aux matrices de compétences qu’elle élabore avec un soin digne d’un calligraphe japonais du XVIIIe siècle.

Elle rentre chez elle le soir — appartement lumineux dans le 10e arrondissement, parquet Haussmannien, bibliothèque IKEA ironiquement remplie de livres sur le développement personnel jamais lus — et se demande, devant son verre de chenin blanc de la Loire (elle a appris à dire “minéral” et “tendu” lors d’un atelier œnologique organisé par le CE), si elle fait vraiment la différence. Question poignante, en vérité. Sophie a mis en place tous les processus recommandés par les cabinets conseil. Shadowing — ce terme anglais qui évoque vaguement un polar noir. Mentoring — ce néologisme qui tente désespérément de donner de la noblesse à une pratique ancestrale. Documentation. Cartographie des savoirs critiques. Elle a même fait certifier la boîte ISO 9001, cette collection de normes qui garantit théoriquement que tout le savoir essentiel est documenté.

Théoriquement.

En pratique — ô délicieux hiatus entre théorie et pratique, gouffre dans lequel s’abîment toutes les certitudes managériales ! —, Sophie sait très exactement ce qui va se passer. Elle l’a déjà vu se produire dix fois avec des variations infinitésimales mais essentiellement identiques, comme ces exécutions de la Pavane pour une infante défunte où chaque interprète croit apporter quelque chose de personnel alors qu’il ne fait que répéter une structure immuable.

Bernard va tenter de transmettre son savoir à Julien — vingt-huit ans, Centrale Paris (cette autre manufacture d’intelligences standardisées), trois années de conseil en stratégie chez Roland Berger avant de vouloir, comme il dit avec cette condescendance involontaire des jeunes diplômés, “toucher du concret”. Touchante expression, n’est-ce pas ? Comme si le “concret” était une matière qu’on palpe, une texture qu’on caresse.

Julien est intelligent. Authentiquement intelligent, même — QI probablement supérieur à 135, capacité d’abstraction remarquable, mémoire de travail excellente. Mais il souffre de ce syndrome classique des très intelligents qui ont toujours brillé dans les systèmes scolaires : il confond comprendre et savoir faire. Il croit — conviction touchante dans sa naïveté — que si Bernard lui explique clairement son travail, il pourra le reproduire. Comme si jouer du Chopin consistait à lire la partition.

Sauf que Bernard ne peut pas expliquer son travail. Parce que son travail n’est pas une liste de tâches qu’on pourrait aligner en points numérotés dans un manuel de procédures. C’est un réseau — non, appelez cela une constellation — de micro-décisions prises en une fraction de seconde (entre 0,2 et 0,4 secondes selon les études de Kahneman sur la cognition rapide) sur la base de milliers de signaux faibles accumulés en quarante années. Cette manière qu’il a de regarder un plan technique et de voir — pas de déduire par raisonnement séquentiel, non, de voir avec cette instantanéité fulgurante de la reconnaissance de patterns — ce qui cloche.

Bernard essaie, vraiment. Le soir, il rentre chez lui — pavillon en meulière à Bois-Colombes, jardin de 300 m² qu’il entretient avec une méticulosité maniaque, épouse qui s’appelle Martine et fait de la poterie le jeudi — avec cette sensation qu’il connaît désormais intimement : mélange chimiquement instable de culpabilité et d’impuissance. Culpabilité parce qu’il a l’impression — sensation viscérale, irrationnelle, imparable — de ne pas assez donner. Impuissance parce qu’il ne sait pas comment donner ce qu’il ne sait pas qu’il possède.

Julien prend des notes. Des pages et des pages de notes dans ces carnets Moleskine noirs qui coûtent scandaleusement cher et qui donnent à leurs utilisateurs l’illusion réconfortante d’être des intellectuels. Il enregistre même certaines sessions sur son iPhone 14 Pro. Quelle application ! Quel sérieux !

Mais au fond de lui — et cela, il ne le dira jamais à Sophie, jamais aux autres membres du CODIR, jamais même à sa compagne Julie qui travaille dans la communication et ne comprendrait pas —, il le sait déjà : il ne captera jamais l’essentiel.

Ce truc que Bernard fait quand le client appelle, paniqué, un vendredi à 17h30 (heure maudite entre toutes). Cette façon qu’il a de poser trois questions — jamais quatre, jamais deux, toujours trois, comme une incantation —, de se taire précisément dix secondes (j’ai chronométré), et de dire avec cette sobriété laconique qui caractérise les véritables compétents : “Bon, je passe, je serai là dans vingt minutes.”

Et quand il arrive, il regarde. Il touche. Il écoute — pas avec ses oreilles (organe primaire, insuffisant), mais avec tout son corps devenu au fil des décennies un instrument de mesure sensible aux variations infinitésimales. Et en dix minutes, il a compris ce que trois ingénieurs fraîchement diplômés de l’UTC Compiègne n’ont pas vu en deux heures.

Ça ne se note pas. Ça ne s’enregistre pas. Ça ne se transcrit pas.

Le directeur général — appelons-le Thierry, prénom parfait pour un DG français de PMI industrielle — valide le plan de transition lors d’un CODIR un mardi matin de novembre, entre le point sur les résultats T3 et la pause-café avec ses macarons Ladurée. “Excellent travail sur la transmission, Sophie.” Mais lui aussi, la nuit, quand l’insomnie le prend et qu’il fixe le plafond de sa chambre dans sa maison de Ville-d’Avray, lui aussi le sait : dans six mois, quand Bernard sera parti cultiver ses tomates et regarder des rediffusions de Columbo, quelque chose de critique va se briser.

Voilà la scène. Elle se joue quotidiennement dans des milliers d’entreprises à travers ce qu’on appelle encore pompeusement “le monde occidental”. Et tout le monde — Bernard, Sophie, Julien, Thierry — joue son rôle en sachant pertinemment que c’est du théâtre. Du Ionesco corporate. De l’absurde bureaucratique. On fait semblant parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre.

Six mois plus tard, quand le client stratégique menacera de partir (et il partira, évidemment, suivant cette logique implacable de la catastrophe annoncée), personne ne dira : “C’est parce que Bernard est parti.” On invoquera des “problèmes de process”. On mettra en place un “plan d’action”. On organisera un séminaire de deux jours dans un hôtel trois étoiles près de Fontainebleau.

Le théâtre continuera.

II. L’ADAGE (OU COMMENT UN MENSONGE DEVIENT VÉRITÉ À FORCE DE RÉPÉTITION)

“L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.”

Avouez que c’est magnifique. Cette mélancolie châtiée. Cette résignation élégante. Cette tristesse qui sonne comme du Verlaine un soir d’automne. C’est le genre de phrase qu’on cite dans les comités de direction pour expliquer pourquoi Bernard va partir avec son savoir et qu’on ne peut — tragique fatalité ! — rien y faire. La nature humaine. L’entropie universelle. Héraclite. Panta rhei. Circulez, il n’y a rien à voir.

Sauf que — et voici où les choses deviennent intéressantes, vertigineuses même — c’est peut-être complètement faux.

Non pas faux comme une erreur de calcul ou une date erronée. Faux comme ces mensonges pratiques que nous nous racontons pour éviter d’affronter quelque chose de plus dérangeant : notre propre ignorance.

Imaginez — non, faites vraiment l’effort, c’est important — que cette vérité universelle ne soit qu’un mensonge devenu vérité par pur épuisement collectif. Par lassitude. Par cette tendance humaine à préférer une fatalité élégante à une solution laborieuse.

Car voici le secret, le scandale, la révélation qui devrait faire trembler tous les DRH du monde : il existe une science de l’explicitation.

Une vraie science. Pas un de ces concepts fumeux inventés par un gourou californien dans un atelier de développement personnel à Big Sur. Non. Trente ans de recherche au CNRS. Des thèses. Des publications dans des revues à comité de lecture. Des protocoles expérimentaux reproductibles.

Pierre Vermersch — vous ne connaissez pas ce nom, évidemment, les génies authentiques sont rarement célèbres, la célébrité allant préférentiellement aux imposteurs charismatiques — a passé quarante ans à développer “l’entretien d’explicitation”. Méthode rigoureuse, scientifiquement fondée, pour faire parler les gens de ce qu’ils font sans même s’en rendre compte.

Son intuition fondamentale, d’une simplicité presque insultante une fois énoncée : ce que les experts savent vraiment faire opère en dessous du niveau de la conscience réfléchie. C’est du pré-réfléchi. Terme magnifique, n’est-ce pas ? Qui évoque ces états crépusculaires où la pensée n’est pas encore pensée, où le savoir existe sans se savoir lui-même.

Bernard ne sait pas qu’il sait parce que son savoir ne transite pas par le langage. Il passe par le corps — ce corps que Descartes a eu le tort d’opposer à l’esprit, créant ainsi cinq siècles de confusion philosophique. Il passe par l’habitude, par des patterns neuronaux câblés par quarante ans de situations similaires, par cette neuroplasticité fascinante qui fait de notre cerveau une sculpture vivante modelée par l’expérience.

Vermersch — cet homme que j’aurais aimé rencontrer, qui aurait mérité un prix Nobel s’il en existait un pour les sciences humaines appliquées — ne pose jamais la question obscène : “Qu’est-ce que tu sais faire ?” Question qui force l’expert à mentir, à inventer, à théoriser après coup ce qui était en réalité pure immédiateté.

Non. Il demande : “Mardi dernier, 14h20 précises, dans telle situation concrète — là, oui, celle-là exactement —, qu’as-tu regardé en premier ?”

Et là, miracle. Épiphanie. Révélation.

L’expert se souvient. Non pas avec cette mémoire sémantique vague qui reconstruit et déforme, mais avec cette mémoire épisodique précise qui revit la scène. Il voit ce qu’il a fait. Il découvre son propre protocole invisible.

Vous savez faire du vélo, n’est-ce pas ? Excellent. Maintenant, expliquez à quelqu’un qui n’en a jamais fait — un extraterrestre, disons, pour rendre l’exercice plus plaisant — comment exactement on fait du vélo. Allez-y. Essayez. “Eh bien, vous voyez, on pose le pied sur la pédale, on pousse, on maintient l’équilibre…” L’équilibre comment ? “Ben… en se penchant légèrement du côté opposé à celui où on tombe.” Et comment sait-on de quel côté on tombe ? “On le sent.” Ah. On le sent. Merveilleux.

Tout votre savoir-faire vélo est muet. Inarticulable. Tacite.

Jacques Theureau — deuxième nom que vous ne connaissez pas, preuve supplémentaire que l’intelligence véritable fuit la lumière médiatique — a travaillé sur le “cours d’action”. Sa thèse, brillamment démontrée : la compétence n’est jamais un stock de connaissances rangé sagement dans quelque placard mental. La compétence émerge. Elle se construit dans la situation. Elle est située, incarnée, contextuelle.

Guy Le Boterf — troisième mousquetaire de cette révolution silencieuse — a montré que la “compétence” est toujours un assemblage, une combinaison de ressources hétérogènes mobilisées au bon moment dans la bonne proportion. Comme un musicien de jazz — Miles Davis jouant So What un soir de novembre 1959 au studio Columbia — qui n’exécute pas une partition apprise mais combine en temps réel des milliers de patterns intégrés, les transformant en cette chose ineffable qu’on appelle improvisation.

Trois chercheurs. Trois décennies de travail. Une seule conclusion, lumineuse dans sa radicalité : Bernard peut transmettre ce qu’il sait.

À condition qu’on arrête de lui demander d’expliquer et qu’on commence à l’aider à se souvenir. À fouiller dans les détails concrets — non pas “comment tu fais en général” mais “qu’as-tu fait exactement ce mardi-là, à ce moment précis, quand le client a dit cette phrase spécifique”.

Mais cette recherche — ô ironie, ô cruauté du sort — est restée confinée dans les laboratoires. Les Sophie du monde entier n’en ont jamais entendu parler. Parce que maîtriser l’entretien d’explicitation demande des années de formation. Entre cinq et dix ans selon les sources. Il y a peut-être deux cents personnes en France qui savent vraiment faire cela. Deux cents.

Pour des millions de Bernard qui partent chaque année, emportant avec eux des bibliothèques entières.

Alors on continue de croire à l’adage. C’est tellement plus simple. Plus confortable. Plus économique, aussi — reconnaissons cette vérité triviale : former des praticiens de l’explicitation coûte cher.

Le mensonge devient vérité par pur épuisement.

III. MON PÈRE (OU L’ÉCHARDE AUTOBIOGRAPHIQUE)

Je m’appelle Frédéric. Prénom banal pour une histoire qui ne l’est pas.

J’ai dirigé pendant vingt ans — deux décennies, sept mille trois cents jours si vous aimez les comptabilités morbides — une entreprise nommée LIPPI. Fabrication de clôtures et portails. Quatre sites de production. Deux cent quatre-vingts employés à un moment donné (l’apogée, juste avant la chute).

En 2008, quand Lehman Brothers s’est effondré — 15 septembre, lundi noir, 639 milliards de dollars de dette, plus grande faillite de l’histoire américaine —, quand tout le secteur de la construction s’est effondré dans un effet domino dont la beauté géométrique n’avait d’égal que l’horreur humaine, j’ai compris quelque chose d’essentiel : certains départs ne se quantifient pas.

Si Jean-Claude partait à ce moment précis, nous perdions notre capacité à gérer les grands chantiers hospitaliers. Si Martine s’en allait, c’était notre relation avec les centrales d’achat Leroy Merlin et Castorama qui s’évaporait. Comment inscrivez-vous cela dans un bilan comptable ? Comment l’expliquez-vous à un banquier du Crédit Agricole qui ne connaît que les colonnes de chiffres ?

En 2012 — année de réélection d’Obama, de mort de Ray Bradbury, détails sans importance sauf qu’ils marquent le temps —, nous avons dû licencier quarante-sept personnes. Massacre. Carnage. Hécatombe pudiquement appelée “plan de sauvegarde de l’emploi”.

J’ai vu partir Michel, cinquante-quatre ans, qui regardait un plan et voyait en dix secondes si le projet était faisable. Pas par analyse séquentielle. Par vision globale, synthétique, holistique. Un don. Un vrai don, aussi rare que l’oreille absolue chez un musicien.

J’ai vu partir Éric, quarante-sept ans, qui savait — comment ? mystère — gérer les personnalités impossibles et faire produire une équipe hétéroclite. Alchimiste des relations humaines.

J’ai vu partir Nathalie, trente-huit ans, qui sentait intuitivement — sentait, oui, comme on sent une odeur ou une présence — quand un appel d’offres était sérieux et quand c’était du vent.

À chaque départ, le même rituel grotesque. Passation. Tutorat. Documentation. J’ai même — folie ! dépense insensée ! — fait appel à un cabinet RH. Quarante-cinq mille euros pour une “cartographie des compétences critiques”. Ils ont produit cent vingt slides PowerPoint avec des matrices colorées dignes d’un Mondrian sous LSD.

Nous ne maîtrisions rigoureusement rien.

Mais ce n’est pas cela qui m’a détruit. Ce qui m’a détruit — écharde fichée dans la chair, impossible à extraire —, c’est mon père.

Entre 2005 et 2010, quand mon père m’a transmis son entreprise — fabrication de clôtures et portails, quarante ans qu’il l’avait construite —, nous avons eu des réunions. Quarante années d’une vie. Pensez-y : quatorze mille six cents jours à bâtir quelque chose. Et pourtant.

Il m’expliquait. “Les Chinois, il faut être patient avec eux.” “Les Allemands, ça négocie dur mais c’est carré.” “Les Italiens, faut les relancer trois fois.”

Généralités. Clichés. Stéréotypes nationaux sans valeur opérationnelle.

Ce qu’il ne m’a jamais transmis — et voici le cœur du problème, la plaie ouverte —, c’est comment il faisait. Cette capacité qu’il avait à lire une situation commerciale. À savoir quand pousser et quand lâcher. À sentir (encore ce verbe ! toujours ce verbe !) quel client allait payer et lequel allait faire faillite dans six mois.

Tout cela est resté en lui. Invisible. Tacite. Muet.

Pendant des années — cinq, six ans après avoir repris l’affaire, alors que je me débattais avec des situations dont je ne comprenais pas les codes invisibles —, j’ai nourri de l’amertume. Pourquoi ne m’avait-il pas vraiment appris ? Égoïsme ? Méfiance ? Rivalité œdipienne classique qu’un psychanalyste freudien aurait jubilé d’interpréter ?

Ce n’est que bien plus tard — après ma propre expérience de la transmission ratée, après ma rencontre avec Michel que je vais bientôt vous raconter — que j’ai compris : mon père ne savait pas comment transmettre.

Il voulait. Vraiment. Sincèrement. Désespérément, même.

Mais personne ne lui avait jamais donné les outils pour révéler son propre savoir tacite. Alors il faisait ce que nous faisons tous : il généralisait. Il théorisait après coup. Il transformait son expérience vécue en principes abstraits qui ne servaient à rien.

Cette frustration — et je vous parle maintenant avec cette honnêteté brutale qui caractérise les confessions véritables — est restée fichée en moi pendant des années. Écharde qu’on apprend à oublier mais qui ressort parfois, quand vous voyez un père et son fils travailler ensemble dans une harmonie qui vous fut refusée, et que vous vous dites, avec cette lucidité terrible des regrets inutiles : “Nous, nous n’avons pas su faire cela.”

IV. LA RÉVÉLATION (OU COMMENT J’AI VU CE QUI NE SE VOIT PAS)

En 2021 — année où Jeff Bezos est allé dans l’espace, où les talibans ont repris Kaboul, détails cosmiques et géopolitiques qui n’ont aucun rapport avec mon histoire mais qui la situent dans le temps —, j’ai rencontré Michel.

Non pas dans un séminaire corporate (que je déteste avec une virulence que même la bienséance ne peut modérer), non pas dans une conférence TED (que je déteste encore plus), mais par hasard, lors d’un dîner chez des amis communs à Montmartre.

Michel avait soixante ans. Visage buriné. Regard intelligent, pénétrant, de ces regards qui écoutent. Ancien ingénieur puis consultant, reconverti dans — et j’ai failli décrocher quand il a prononcé ces mots — “la transmission des compétences”.

Encore un coach. Encore un de ces marchands de vent qui vendent du développement personnel aux cadres en burn-out.

Mais il a ajouté quelque chose qui m’a stoppé net : “Je les aide à découvrir ce qu’ils savent sans savoir qu’ils le savent.”

Cette phrase. Cette putain de phrase.

Nous avons parlé. Je lui ai raconté mon histoire. LIPPI. Les transmissions ratées. Mon père. Il m’a écouté avec cette attention particulière — cette écoute incarnée — qu’ont les gens qui ont passé leur vie à vraiment écouter, pas à attendre leur tour de parler.

“Tu veux voir comment ça marche ?” a-t-il demandé.

Deux semaines plus tard — un mardi après-midi de mars, il pleuvait, ce détail m’est resté pour des raisons inexplicables —, j’assistais à l’une de ses sessions. Un expert en conception et développement de produits mécaniques, soixante-deux ans, sur le point de partir à la retraite.

Michel lui a demandé de penser à une situation récente où il avait détecté un défaut critique que personne d’autre n’avait vu.

L’homme a hoché la tête. “La semaine dernière. Une pièce pour un client aéronautique.”

Puis Michel a commencé. Et j’ai assisté à quelque chose de… comment dire ? De chirurgical.

“Tu es devant la pièce. Où es-tu exactement ? Dans quel atelier ?”

“L’atelier 2. Près de la fenêtre.”

“Qu’est-ce que tu regardes en premier ?”

L’homme hésite. Froncement de sourcils. “La surface, je suppose.”

“Quelle partie de la surface ?”

Silence. L’homme ferme les yeux. Regression hypnotique presque.

“Les coins. Je regarde toujours les coins d’abord.”

“Tous les coins ou certains coins ?”

“Les coins supérieurs gauches. C’est là que ça foire en premier si le traitement thermique est mal fait.”

“Et comment sais-tu que c’est mal fait ?”

“Il y a une… une texture. C’est difficile à expliquer. Ce n’est pas visuel. C’est… tactile. Je passe le doigt. L’ongle, en fait. L’ongle sent mieux que la pulpe.”

Vous comprenez ce qui s’est passé ?

En dix minutes — chronométrées, j’ai regardé ma montre —, Michel avait fait émerger un protocole invisible. L’homme regardait d’abord les coins supérieurs gauches, passait l’ongle (pas le doigt, l’ongle), sentait une texture qu’il ne pouvait nommer mais qu’il reconnaissait.

Rien de tout cela n’était écrit quelque part. Rien dans les manuels qualité ISO 9001. Rien dans les procédures. C’était un savoir-faire tacite, développé en trente ans, totalement invisible à lui-même jusqu’à ce moment précis où Michel l’avait fait émerger comme un photographe révèle une image latente dans le bain de développement.

À la fin de la session, l’homme avait les larmes aux yeux.

“Je ne savais pas que je faisais tout ça. J’ai l’impression de… de me découvrir moi-même.”

Michel a appelé cela “reconnaissance ontologique”. Pas reconnaissance sociale — “bravo, bon travail, voici votre médaille du travail” —, mais quelque chose de plus profond, de plus viscéral. Être reconnu pour ce qu’on est. Pour ce savoir qu’on porte sans le savoir. Être vu. Vraiment vu. Complètement vu.

Je suis resté pétrifié. Statufié. Transformé en sel comme la femme de Loth.

Après la session, j’ai demandé à Michel : “Comment fais-tu cela ? C’est quoi la méthode exactement ?”

Il m’a parlé de Vermersch. De l’entretien d’explicitation. De vingt ans — vingt ans ! — de pratique pour maîtriser cette technique. “La plupart des gens abandonnent. C’est trop long, trop difficile, trop exigeant. Il faut apprendre à écouter autrement. À poser des questions d’une certaine façon. À laisser le silence faire son travail. À ne pas interpréter. À ne pas projeter. À juste… recueillir.”

Je suis rentré chez moi ce soir-là dans un état second.

J’ai commandé tous les livres de Vermersch. Theureau. Le Boterf. J’ai lu. Pendant des mois. Avec cette frénésie monomaniaque qui me caractérise quand quelque chose m’obsède.

Et quelque chose s’est assemblé dans mon esprit. Une structure. Une architecture. Une révélation.

Toutes ces transmissions ratées — mon père, mes Bernard, mes quarante-cinq mille euros de slides inutiles — ce n’était pas de la fatalité métaphysique. Ce n’était pas la nature humaine. Ce n’était pas Héraclite.

C’était simplement de l’ignorance. De l’ignorance technique, presque. On ne savait pas comment faire.

Mais Michel savait. Et Vermersch avait posé les bases scientifiques de cette pratique.

Le problème n’était pas que l’expérience est intransmissible. Le problème, c’est qu’on n’avait jamais donné aux experts les outils pour la voir eux-mêmes. Pour la révéler à eux-mêmes avant de pouvoir la transmettre aux autres.

C’était un problème de méthode. Pas de métaphysique.

Et les problèmes de méthode, par définition, ont des solutions.

V. TACIT (OU L’AMBITION PROMÉTHÉENNE)

TACIT est né de cette convergence — mot trop faible, disons plutôt de cette collision — entre ma frustration de dirigeant, la pratique quasi mystique de Michel, et les fondations scientifiques de Vermersch, Theureau, Le Boterf.

Le pari — et c’est un pari délirant, je le reconnais, un pari qui aurait fait sourire les investisseurs raisonnables — est le suivant : l’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit d’arrêter de croire qu’elle ne le peut pas.

Mais attention — et c’est crucial — nous n’allons pas vendre un “logiciel magique”. Nous n’allons pas promettre que “l’intelligence artificielle va capturer les savoirs tacites pendant que vous dormez”. Ces promesses-là, je les laisse aux vendeurs de rêve de la Silicon Valley, à ces entrepreneurs en sweat-shirt gris qui lèvent des dizaines de millions pour des produits qui ne fonctionnent pas.

Non. Nous allons faire autrement. Nous allons d’abord créer l’offre.

Voici le plan — et vous allez peut-être me trouver fou, mais les meilleurs plans ont toujours quelque chose de fou :

Former mille personnes. Sensibilisées. Qui comprennent ce qu’est l’explicitation. Trois cents praticiens certifiés qui savent vraiment mener un entretien selon le protocole de Vermersch.

Pourquoi commencer par la formation ? Parce que le vrai problème aujourd’hui, le problème de fond, c’est qu’il n’y a personne pour faire le travail. Il y a peut-être de la demande latente — toutes ces Sophie qui sentent confusément que le shadowing ne marche pas, que leurs matrices colorées sont du vent — mais il n’y a pas d’offre structurée.

Deux cents personnes en France savent faire des entretiens d’explicitation. Deux cents. C’est grotesque. C’est comme si, au XIXe siècle, il n’y avait eu que deux cents chirurgiens formés à l’asepsie de Lister pendant que tous les autres continuaient d’opérer avec les mains sales.

Nous allons créer ces praticiens. Les former rigoureusement. Puis les envoyer sur le terrain. Dix entreprises pilotes. Des vrais Bernard en situation de départ imminent. Des contextes réels. Pas des études de cas business school.

Et nous allons mesurer. Scientifiquement. Temps de transfert effectif. Satisfaction des experts (échelle de Likert, protocole validé). Confiance des successeurs (idem). ROI calculé sur vingt-quatre mois.

Nous allons documenter. Pas avec des slides marketing pleins de stock photos souriantes et de phrases creuses. Non. Avec des cas concrets. Des verbatims. Des chiffres. Du before/after mesurable. Des témoignages de DRH et de dirigeants qui pourront attester devant notaire qu’ils ont vu la différence.

Et quand nous aurons prouvé — preuve irréfutable, réplicable, scientifique — que ça marche, nous lèverons trente millions d’euros.

Pas quatre millions. Pas dix millions. Trente millions.

Pour automatiser à grande échelle. Pour développer l’intelligence artificielle — la vraie, pas celle des chatbots stupides — qui guide les entretiens d’explicitation sans nécessiter vingt ans de formation humaine. Pour internationaliser. Pour déployer en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Royaume-Uni, aux États-Unis, au Japon.

Parce que ce problème n’est pas français. Il n’est pas occidental. Il est universel. Partout où il y a des organisations, partout où il y a de l’expertise, partout où des humains transmettent (ou échouent à transmettre) leur savoir, il y a ce problème.

Dix-huit mois pour prouver le concept. Puis trente millions pour conquérir le monde.

Ce n’est pas un projet technologique classique. C’est un mouvement culturel qui utilise la formation comme vecteur de transformation. Chaque praticien formé devient un ambassadeur. Chaque expert qui traverse l’explicitation devient un prescripteur. Pas par intérêt commercial. Par reconnaissance vécue.

Parce que — et c’est le secret, le moteur invisible de tout cela — quand vous avez été vu, vraiment vu, reconnu dans votre expertise tacite, vous ne l’oubliez jamais. C’est une expérience quasi spirituelle. Une épiphanie. Vous voulez que d’autres la vivent.

VI. LE PHARE INVERSÉ (OU BERNARD RESSUSCITÉ)

Imaginez — non, voyez vraiment cette scène dans cinq ans :

Un directeur général — appelons-le encore Thierry pour la cohérence narrative — apprend que son expert-clé part dans six mois. Il appelle sa DRH.

“On fait un TACIT.”

Le mot est devenu un verbe. Comme Xerox. Comme Google. Comme Kleenex. Une marque transformée en pratique universelle.

Les trois cents praticiens formés la première année sont devenus trois mille. Puis trente mille. Déployés dans cinquante pays. Parlant vingt-trois langues. L’intelligence artificielle a automatisé soixante-dix pour cent du processus d’explicitation — mais pas tout, jamais tout, car il y a quelque chose d’irréductiblement humain dans l’écoute véritable.

Les entreprises intègrent TACIT comme elles ont intégré les ERP dans les années 2000. Ce n’est plus une option. Ce n’est plus un luxe. C’est un standard. Ne pas faire de TACIT avant un départ d’expert devient aussi impensable que ne pas faire de sauvegarde informatique.

Sophie — notre Sophie du début, vous vous souvenez ? — a intégré l’explicitation dans tous ses processus RH. Elle a été formée elle-même. Elle sait maintenant écouter autrement. Poser des questions autrement. Elle a découvert une profondeur dans son métier qu’elle n’avait jamais soupçonnée.

Julien — le jeune diplômé de Centrale avec ses trois ans de conseil — a vécu une transmission différente. Il a assisté aux sessions où Bernard découvrait son propre savoir. Il a vu un homme de soixante-trois ans pleurer en réalisant ce qu’il savait faire. Il a compris que l’intelligence n’est pas seulement conceptuelle mais aussi incarnée, située, tacite.

Et Bernard lui-même — Bernard qui nous a accompagnés depuis le début de ce récit — a vécu quatre sessions d’explicitation. Quatre sessions de deux heures où, progressivement, guidé par un praticien expert, il a découvert ce qu’il faisait sans le savoir.

Tout a été révélé. Formalisé. Non pas en théories abstraites mais en récits concrets, en situations vécues, en protocoles transmissibles. “Quand le client dit X, je regarde d’abord Y, puis je touche Z, et en général je sens immédiatement si…” Ces phrases qui capturent l’expertise vivante.

Le dernier jour, quand Bernard serre la main de Julien dans le hall de l’entreprise — hall qu’il a traversé pendant quarante ans, ces dalles grises qu’il connaît par cœur —, il sait que ce qu’il a mis quarante ans à apprendre ne mourra pas avec lui.

Le phare éclaire enfin devant.

Peut-être même que Bernard reviendra. Pas comme salarié, non. Mais comme expert ressource. Une journée par mois. Pas comme un tuteur condescendant qui surveille le petit nouveau. Non. Comme un pair qui a transmis son savoir et qui revient par plaisir, par cette joie particulière qu’on éprouve à voir quelqu’un utiliser bien ce qu’on lui a donné.

TACIT sera devenu la référence mondiale. Pas parce qu’on aura dépensé des millions en marketing. Pas parce qu’on aura soudoyé des influenceurs sur LinkedIn. Mais parce qu’on aura touché quelque chose de fondamental dans la nature humaine : ce besoin qu’ont tous les Bernard du monde de savoir que ce qu’ils ont appris — ces quarante années de leur vie — servira après eux.

Les cabinets RH auront intégré TACIT dans leur offre. Les grandes écoles — HEC, Centrale, Sciences Po — enseigneront l’explicitation en formation initiale. Une nouvelle génération arrivera en entreprise en considérant que la révélation des savoirs tacites est aussi évidente que le reporting financier ou la gestion de projet.

Et peut-être — je dis bien peut-être, car je ne suis pas naïf au point de croire qu’une méthode peut tout changer — que nous aurons modifié quelque chose de plus large. Dans notre rapport à l’expérience. Au vieillissement. À la transmission intergénérationnelle. À cette angoisse sourde qui prend tous les humains vieillissants : “Qu’est-ce qui restera de moi ?”

Peut-être qu’on aura prouvé que cette résignation — “l’expérience ne se transmet pas” — n’était qu’une croyance limitante. Qu’une fatalité inventée. Qu’un mensonge devenu vérité par répétition.

Vous vous souvenez de Bernard ? L’homme du début ? Le phare qui n’éclaire que le passé ?

Donnez-lui la parole. Révélez ce qu’il ne sait pas qu’il sait. Reconnaissez-le — vraiment, ontologiquement, viscéralement — pour l’expertise qu’il porte sans pouvoir la nommer.

Et cessez de croire à l’adage.

L’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit — et c’est presque trop simple, presque insultant dans sa simplicité — d’arrêter de se résigner à croire qu’elle ne le peut pas.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Parce qu’il est temps que les bibliothèques cessent de brûler pendant que nous comptons les cendres avec une fascination morbide.

Autopsie d’un meurtre ordinaire
à la manière d’Amélie Nothomb

⏱ Lecture : 14 min

I. BERNARD VA MOURIR

Bernard va mourir.

Oh, rassurez-vous, il ne le sait pas encore. Il croit partir à la retraite. Quelle adorable innocence.

Bernard a soixante-trois ans. Quarante ans de boîte. Il arrive à 7h30 tous les matins depuis 1987. C’est le genre d’homme qui inspire un respect mêlé de pitié. On admire sa constance tout en méprisant secrètement sa résignation.

Directeur technique. Responsable qualité. Peu importe. Ce qui compte, c’est que Bernard sait. Il sait des choses que personne d’autre ne sait. Des choses invisibles, indicibles, essentielles.

Quand Bernard fronce les sourcils en réunion, les jeunes se taisent. Ce n’est pas de la peur. C’est pire : c’est de la reconnaissance. Ils reconnaissent qu’ils ne savent pas. Que lui sait. Que cette hiérarchie-là est juste.

Bernard a survécu à trois restructurations. Imaginez. Trois fois, il a vu partir des collègues en pleurs. Trois fois, il est resté. Pas par chance. Par compétence. Cette compétence mystérieuse qui fait qu’on est indispensable.

Jusqu’à ce qu’on ne le soit plus.

Le jour où Bernard annonce son départ, quelque chose de fascinant se produit : tout le monde fait semblant d’être triste. Le directeur général prend sa voix grave. La DRH — appelons-la Sophie, puisque les bourreaux élégants s’appellent toujours Sophie — organise un pot de départ anticipé.

On va “gérer la transmission”.

Cette expression me fascine. “Gérer la transmission.” Comme si le savoir était une substance qu’on transvase d’un contenant à un autre. Comme si quarante ans d’expertise pouvaient se distiller en trois mois de tutorat.

Sophie a quarante-deux ans. HEC. Dix ans chez Deloitte. Elle est le genre de femme qui dit “onboarder” au lieu d’”intégrer” et qui trouve cela normal. Elle a mis en place tous les process. Shadowing. Mentoring. Documentation. Des mots anglais pour masquer l’échec français.

Car Sophie sait.

Oh oui, elle sait très bien ce qui va se passer. Elle l’a déjà vu dix fois. Bernard va essayer de transmettre à Julien — vingt-huit ans, Centrale, trois ans de conseil, cette maladie moderne qui consiste à avoir des opinions sur tout sans avoir jamais rien fait.

Julien prendra des notes. Des pages entières de notes. Il enregistrera même les sessions. Quelle application ! Quelle diligence !

Et dans six mois, quand le client stratégique menacera de partir, Julien paniquera. Il appellera Bernard. Qui ne répondra pas. Parce que Bernard sera en train de faire ce que font les retraités : mourir lentement en regardant des séries médiocres.

Le savoir sera mort avec lui.

Mais personne ne dira : “C’est parce que Bernard est parti.” Ce serait trop simple. Trop honnête. Trop humiliant pour Sophie et ses process.

On dira : “Problèmes de process. On va mettre en place un plan d’action.”

Le cadavre sera maquillé. L’assassinat, nié.

II. LE MENSONGE QUI CONSOLE

“L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.”

Avouez que c’est magnifique. Cette résignation élégante. Cette défaite présentée comme une sagesse.

On adore ce genre de phrases. Elles nous dispensent d’agir. Elles transforment notre impuissance en fatalité métaphysique. C’est tellement plus chic que d’avouer : “On ne sait pas faire.”

Sauf que c’est peut-être faux.

Pas faux comme une erreur. Faux comme un mensonge qu’on se raconte depuis si longtemps qu’on a oublié que c’en était un.

Il existe un homme qui s’appelle Pierre Vermersch. Vous ne le connaissez pas. Normal. Les génies authentiques sont rarement célèbres. La célébrité va aux imposteurs sympathiques.

Vermersch a passé quarante ans au CNRS à développer “l’entretien d’explicitation”. Une méthode pour faire parler les gens de ce qu’ils font sans même s’en rendre compte.

Son intuition est simple, brutale, révolutionnaire : ce que Bernard sait vraiment opère en dessous de sa conscience. C’est du pré-réfléchi. Du tacite. Bernard ne sait pas qu’il sait parce que son savoir ne passe pas par le langage. Il passe par le corps. Par des câblages neuronaux invisibles.

Vermersch ne demande jamais : “Qu’est-ce que tu sais faire ?” Cette question est obscène. Elle force l’expert à mentir.

Non. Il demande : “Mardi dernier, 14h20, dans telle situation, qu’as-tu regardé en premier ?”

Et là, miracle. L’expert se souvient. Il voit. Il découvre ce qu’il fait.

Vous savez faire du vélo ? Essayez d’expliquer à quelqu’un comment on fait du vélo sans monter dessus. Impossible. Tout votre savoir est muet.

C’est cela, le tacite. Ce qui sait en silence.

Jacques Theureau a travaillé sur le “cours d’action”. Guy Le Boterf sur les compétences situées. Trois chercheurs. Trois décennies de recherche. Une seule conclusion : Bernard peut transmettre ce qu’il sait.

À condition qu’on arrête de l’assassiner.

Mais cette recherche est restée dans les laboratoires. Parce que maîtriser l’entretien d’explicitation demande des années. Il y a peut-être deux cents personnes en France qui savent faire cela.

Deux cents.

Pour des millions de Bernard qu’on assassine chaque année.

Alors on préfère croire à l’adage. C’est moins fatigant.

III. MON PÈRE, OU L’ART DE NE PAS TRANSMETTRE

Je m’appelle Frédéric.

J’ai dirigé une entreprise pendant vingt ans. LIPPI. Clôtures et portails. Quatre sites, 280 employés. En 2008, quand tout s’est effondré, j’ai compris quelque chose d’essentiel : dans une entreprise, certaines personnes ne sont pas remplaçables.

Oh, bien sûr, on peut toujours trouver quelqu’un pour occuper leur poste. Mais ce qu’elles savent — ce savoir invisible, tacite, décisif — part avec elles.

J’ai vu partir Michel. Cinquante-quatre ans. Il regardait un plan et voyait en dix secondes si le projet était viable. Pas par analyse. Par vision. Un don.

J’ai vu partir Éric. Quarante-sept ans. Il savait gérer les personnalités impossibles. Il avait ce talent obscène de faire produire une équipe hétéroclite.

J’ai vu partir Nathalie. Trente-huit ans. Elle sentait intuitivement quand un appel d’offres était sérieux.

À chaque fois : passation, tutorat, documentation. J’ai même payé un cabinet RH 45 000 euros pour une “cartographie des compétences critiques”.

Ils ont produit 120 slides avec des matrices colorées.

Nous ne maîtrisions rien du tout.

Mais ce n’est pas cela qui m’a détruit. C’est mon père.

Entre 2005 et 2010, quand mon père m’a transmis son entreprise de clôtures et portails — quarante ans qu’il l’avait bâtie de zéro —, nous avons eu des réunions. Il m’expliquait. “Les Chinois, il faut être patient.” “Les Allemands, c’est carré.” “Les Italiens, faut les relancer trois fois.”

Des généralités. Des clichés. Des conneries.

Ce qu’il ne m’a jamais transmis, c’est comment il faisait. Cette capacité qu’il avait à lire une situation. À savoir quand pousser et quand lâcher. À sentir quel client allait payer et lequel allait faire faillite.

Tout cela est resté en lui.

Et moi, j’ai repris l’affaire sans vraiment savoir. Avec les papiers, les contrats, les clients. Mais pas avec le savoir.

Pendant des années, j’ai nourri de l’amertume. Je croyais qu’il avait refusé de transmettre. Égoïsme. Méfiance. Rivalité œdipienne, si vous voulez qu’on psychanalyse à bas prix.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris : il ne savait pas comment faire.

Il voulait transmettre. Vraiment. Mais personne ne lui avait jamais donné les outils pour révéler son propre savoir tacite.

Alors il m’a transmis des platitudes. Des conseils génériques. De la sagesse creuse.

Et moi, comme un idiot, j’en ai fait un deuil.

IV. LA RÉVÉLATION (OU COMMENT J’AI VU DIEU)

En 2021, j’ai rencontré Michel.

Non pas dans un séminaire corporate — je préférerais encore une coloscopie. Par hasard, chez des amis. Michel avait soixante ans. “Consultant en transmission des compétences.”

J’ai failli fuir.

Mais il a dit quelque chose : “Je les aide à découvrir ce qu’ils savent sans savoir qu’ils le savent.”

Cette phrase m’a cloué sur place.

Deux semaines plus tard, j’assistais à une de ses sessions. Un expert en conception de produits, soixante-deux ans. Michel lui a demandé de penser à une situation où il avait détecté un défaut que personne d’autre n’avait vu.

Puis Michel a commencé.

“Tu es devant la pièce. Que regardes-tu ?”

L’homme hésite. “La surface.”

“Quelle partie ?”

Silence.

“Les coins. Je regarde toujours les coins.”

“Pourquoi ?”

“C’est là que ça foire si le traitement thermique est mal fait.”

“Comment tu sais que c’est mal fait ?”

“Il y a une texture. Je passe le doigt.”

Vous comprenez ?

En dix minutes, Michel avait fait émerger un protocole invisible. L’homme regardait les coins, passait le doigt, sentait une texture.

Rien de tout cela n’était écrit. Rien n’était dans les procédures qualité. C’était un savoir-faire tacite, développé en trente ans, totalement invisible à lui-même.

À la fin, l’homme pleurait.

“Je ne savais pas que je faisais tout ça.”

Reconnaissance ontologique. Être reconnu pour ce qu’on est. Pas pour ce qu’on fait. Pour ce qu’on sait sans savoir qu’on le sait.

Être vu. Vraiment vu.

J’étais bouleversé.

Après, j’ai demandé : “Comment tu fais ça ?”

Michel a souri. Ce sourire triste des gens qui savent quelque chose d’important. “Vingt ans de pratique. La plupart abandonnent. C’est trop long, trop difficile. Il faut apprendre à écouter autrement.”

Je suis rentré chez moi en pleurant.

J’ai lu Vermersch. Theureau. Le Boterf. Des mois à comprendre.

Et j’ai réalisé quelque chose de terrible : toutes ces transmissions ratées — mon père, mes Bernard, mes 45 000 euros de slides — ce n’était pas de la fatalité.

C’était de l’ignorance.

On ne savait simplement pas faire.

V. LE PARI (OU COMMENT J’AI DÉCIDÉ DE SAUVER LE MONDE)

TACIT est né de cette révélation.

Ma frustration. La pratique de Michel. Les fondations de Vermersch.

Le pari est simple, arrogant, magnifique : l’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit d’arrêter de croire qu’elle ne le peut pas.

Mais je ne vais pas vendre un logiciel magique. Je ne suis pas un escroc sympathique de la Silicon Valley.

Non. Je vais créer l’offre.

Former mille personnes. Trois cents praticiens certifiés. Parce que le vrai problème, c’est qu’il n’y a personne pour faire ce travail.

La demande existe. Toutes ces Sophie qui sentent vaguement que leurs process ne marchent pas. Mais l’offre n’existe pas.

Nous allons créer ces praticiens. Puis les envoyer sur le terrain. Dix entreprises pilotes. Des vrais Bernard. On va mesurer. Temps de transfert. Satisfaction. ROI.

On va documenter. Avec des cas concrets. Des chiffres. De la preuve.

Et quand nous aurons prouvé que ça marche, nous lèverons trente millions d’euros.

Trente millions.

Pour automatiser. Pour que l’IA guide les entretiens sans nécessiter vingt ans de formation. Pour internationaliser.

Parce que ce problème n’est pas français. Il est universel. Partout, des Bernard meurent en silence.

Dix-huit mois pour prouver. Puis trente millions pour conquérir le monde.

Ce n’est pas un projet tech. C’est une révolution culturelle déguisée en start-up.

Chaque praticien formé devient un apôtre. Chaque expert qui traverse l’explicitation devient un converti.

Pas par marketing. Par expérience vécue.

VI. LE PHARE INVERSÉ (OU BERNARD RESSUSCITÉ)

Imaginez.

Dans cinq ans, un directeur général apprend que son expert-clé part. Il appelle sa DRH.

“On fait un TACIT.”

Le mot est devenu un verbe.

Comme Xerox. Comme Google. Une marque devenue pratique.

Les trois cents praticiens sont devenus trente mille. L’IA a automatisé 70% du processus. TACIT est devenu un standard. Comme l’ERP. Comme ISO 9001.

Sophie a intégré l’explicitation dans tous ses process. Julien a vécu une transmission différente. Il a vu Bernard découvrir son propre savoir.

Et Bernard, le dernier jour, sait que ce qu’il a mis quarante ans à apprendre ne mourra pas avec lui.

Le phare éclaire enfin devant.

Vous vous souvenez de Bernard ?

Le phare qui n’éclairait que le passé ?

Donnez-lui la parole.

Révélez ce qu’il ne sait pas qu’il sait.

Reconnaissez-le avant qu’il ne meure.

Et cessez de croire à cet adage de merde.

L’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit d’arrêter d’assassiner les experts.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Parce qu’il est temps que les bibliothèques cessent de brûler pendant que nous comptons les cendres.

Petit traité sur l’art de disparaître en silence
à la manière d’Éric-Emmanuel Schmitt

⏱ Lecture : 16 min

I. LA COMÉDIE DES ADIEUX

Connaissez-vous Bernard ?

Non, bien sûr que non. Vous ne le connaissez pas. Personne ne connaît Bernard. C’est d’ailleurs tout le problème.

Bernard a soixante-trois ans. Quarante ans de maison, dont vingt-cinq au même poste. Directeur technique. Ou responsable qualité. Peu importe le titre – ce qui compte, c’est qu’il est de ces hommes qui arrivent à sept heures trente du matin depuis 1987 et dont le silence en réunion vaut tous les diagnostics.

Vous avez déjà vu ce silence-là ? Cette manière qu’ont certains hommes de se taire qui pèse plus lourd que tous les discours ? Quand Bernard fronce les sourcils, les jeunes chefs de projet cessent de respirer. Non qu’il soit tyrannique. Bernard ne crie jamais. C’est bien pire : il sait.

Mais voilà – et c’est là que commence notre histoire –, Bernard ne sait pas comment il sait.

On lui pose la question : “Comment as-tu vu venir cette catastrophe ?” Il vous regarde avec cet embarras des véritables experts face à leur propre mystère : “L’expérience, je suppose. Un… feeling.”

Un feeling. Quarante années de savoir condensées dans un anglicisme. C’est touchant, au fond. Comme si la langue française elle-même avait renoncé à nommer ce qui ne peut être dit.

La DRH – appelons-la Sophie, car elle s’appelle toujours Sophie ou Valérie, ces prénoms efficaces des années quatre-vingt – organise donc “la passation”. Mot étrange, n’est-ce pas ? Comme si le savoir était une balle qu’on se lance. Sophie est brillante. HEC. Dix ans chez Deloitte. Elle sait construire des matrices de compétences qui feraient pleurer un polytechnicien de joie.

Mais Sophie rentre chez elle le soir avec une question qui la ronge : fait-elle vraiment la différence ?

Elle a tout mis en place. Shadowing. Tutorat. Documentation. ISO 9001. Les mots sont beaux, les processus impeccables. Théoriquement.

En pratique, Sophie sait déjà ce qui va se passer. Elle l’a vu dix fois. Bernard va transmettre à Julien – vingt-huit ans, Centrale, trois ans de conseil avant de vouloir “toucher du concret”, cette expression qui trahit toujours un certain rapport anxieux au réel.

Julien est intelligent. Vraiment. Mais il souffre de cette maladie des très intelligents qui ont toujours brillé à l’école : il croit qu’apprendre consiste à comprendre. Que si Bernard explique clairement, il saura faire.

Sauf que Bernard ne peut pas expliquer. Son travail n’est pas une liste de tâches. C’est un tissu de micro-décisions prises en un dixième de seconde sur la base de mille signaux invisibles accumulés en quatre décennies. Cette façon qu’il a de regarder un plan et de voir – pas de déduire, de voir – ce qui cloche.

Bernard essaie. Le soir, il rentre avec ce mélange de culpabilité et d’impuissance que je connais bien. Culpabilité de ne pas assez donner. Impuissance de ne pouvoir donner ce qu’on ignore posséder.

Julien, lui, prend des notes. Des pages entières. Il enregistre même certaines sessions. Mais au fond de lui – cela, il ne le dira jamais à Sophie –, il le sait déjà : il ne captera jamais l’essentiel. Ce truc que Bernard fait quand le client appelle, paniqué, un vendredi soir. Cette manière qu’il a de poser trois questions, de se taire dix secondes, et de dire : “J’arrive.”

Et quand il arrive, il regarde. Il touche. Il écoute – pas avec ses oreilles, non, avec quelque chose de plus ancien que le langage.

Voilà la scène.

Elle se joue chaque jour dans des milliers d’entreprises. Tout le monde connaît son rôle. Tout le monde sait que c’est du théâtre. On fait semblant parce qu’on ne sait pas quoi faire d’autre.

Six mois plus tard, quand le client stratégique menace de partir, personne ne dira : “C’est parce que Bernard n’est plus là.” On invoquera des “problèmes de process”. On mettra en place un “plan d’action”.

La comédie continue.

II. LE MENSONGE ÉLÉGANT

Il existe un adage magnifique : “L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.”

Avouez, c’est joli. Cette mélancolie résignée. Cette sagesse triste qui nous console de nos impuissances. On le cite en comité de direction pour expliquer pourquoi Bernard va partir avec son savoir. La nature humaine. La fatalité. On ne peut rien y faire.

Mais si c’était faux ?

Non, attendez. Pas faux comme une erreur mathématique. Faux comme ces mensonges pratiques qu’on se raconte pour éviter quelque chose de plus dérangeant : qu’on ne sait tout simplement pas faire autrement.

Voilà où cela devient troublant.

Il existe une science de l’explicitation. Une vraie science. Trente ans de recherche au CNRS. Pierre Vermersch – vous ne le connaissez probablement pas, c’est normal, les génies discrets ne font pas la couverture des magazines – a consacré quarante ans à développer “l’entretien d’explicitation”.

Son intuition ? Le savoir des experts opère en dessous du niveau de la conscience. C’est du pré-réfléchi. Là, actif, décisif – mais invisible à celui qui le porte. Bernard ne sait pas qu’il sait parce que son savoir ne transite pas par le langage. Il passe par le corps. Par des patterns neuronaux câblés en quarante ans.

Vermersch ne demande jamais : “Qu’est-ce que tu sais faire ?” Question inutile qui produit des réponses inutiles. Non. Il ramène l’expert à un moment précis. Mardi dernier, 14h20. Dans telle situation concrète. Qu’as-tu regardé en premier ? Et après ? Et là, qu’est-ce qui t’a fait prendre cette décision ?

Vous savez faire du vélo ? Essayez d’expliquer à quelqu’un qui n’en a jamais fait comment on fait du vélo. Tout votre savoir-faire est invisible à vous-même. Inarticulable. Tacite.

Jacques Theureau, lui, a travaillé sur le “cours d’action”. La compétence n’est jamais un stock. Elle émerge. Elle se construit dans la situation. Elle est située.

Guy Le Boterf a montré que la compétence est toujours un assemblage. Une combinaison de ressources mobilisées au bon moment. Comme un musicien de jazz qui improvise. Il ne rejoue pas une partition apprise. Il combine en temps réel des milliers de patterns.

Trois chercheurs. Trois angles. Une seule vérité : Bernard peut transmettre ce qu’il sait.

À condition d’arrêter de lui demander d’expliquer et de commencer à l’aider à se souvenir.

Mais cette recherche est restée dans les laboratoires. Les Sophie du monde entier n’en ont jamais entendu parler. Parce que maîtriser l’entretien d’explicitation demande des années de formation. Il y a peut-être deux cents personnes en France qui savent vraiment faire cela.

Deux cents.

Pour des millions de Bernard qui partent chaque année.

Alors on préfère croire à l’adage. C’est plus confortable.

III. MON PÈRE, OU L’ÉCHARDE INVISIBLE

Je m’appelle Frédéric.

J’ai dirigé une entreprise pendant vingt ans. LIPPI. Fabrication de clôtures et portails. Quatre sites, 280 employés à un moment donné. En 2008, quand Lehman Brothers s’est effondré et que le secteur de la construction a suivi, j’ai compris quelque chose d’essentiel : certains départs ne se quantifient pas.

Si Jean-Claude partait, nous perdions notre capacité à gérer les grands chantiers hospitaliers. Si Martine s’en allait, c’était notre relation avec les centrales d’achat qui disparaissait. Comment inscrit-on cela dans un bilan ? Comment l’explique-t-on à un banquier ?

En 2012, nous avons dû licencier quarante-sept personnes. J’ai vu partir des pans entiers de notre savoir-faire. Michel, qui regardait un plan et voyait en dix secondes si le projet était viable. Éric, qui savait gérer les personnalités impossibles. Nathalie, qui sentait intuitivement quand un appel d’offres était sérieux.

À chaque fois : passation, tutorat, documentation. J’ai même payé un cabinet RH 45 000 euros pour une “cartographie des compétences critiques”. Ils ont produit 120 slides avec des matrices colorées.

Nous ne maîtrisions rien du tout.

Les seniors partaient frustrés. Les juniors restaient perdus.

Mais ce n’est pas cela qui m’a marqué. C’est mon père.

Entre 2005 et 2010, lorsqu’il m’a transmis son entreprise — fabrication de clôtures et portails, quarante ans qu’il l’avait bâtie —, nous avons eu des réunions. Il m’a expliqué qui était qui, qui payait comptant, qui négociait dur. Des conseils génériques. “Les Chinois, il faut être patient.” “Les Allemands négocient dur mais sont fiables.”

Mais il ne m’a jamais transmis comment il faisait. Cette capacité qu’il avait à lire une situation. À savoir quand pousser et quand lâcher. À sentir quel client allait payer et lequel allait faire faillite.

Tout cela est resté en lui. Invisible. Tacite.

Pendant des années, j’en ai nourri de l’amertume. Pourquoi ne m’avait-il pas vraiment appris ? Égoïsme ? Méfiance ?

Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris : il ne savait pas comment faire. Il voulait transmettre. Mais personne ne lui avait jamais donné les outils pour révéler son propre savoir tacite.

Cette frustration est restée fichée en moi. Une écharde qu’on apprend à oublier mais qui ressort parfois, quand vous voyez un père et son fils travailler ensemble et que vous vous dites : “Nous, nous n’avons pas su faire cela.”

IV. LA SCÈNE QUI RÉVÈLE

En 2021, j’ai rencontré Michel.

Non pas dans un séminaire d’entreprise – Dieu m’en garde. Par hasard, lors d’un dîner. Michel avait soixante ans. Ancien ingénieur reconverti dans “la transmission des compétences”. J’ai failli décrocher. Encore un coach.

Mais il a ajouté quelque chose : “Je les aide à découvrir ce qu’ils savent sans savoir qu’ils le savent.”

Cette phrase m’a arrêté net.

Deux semaines plus tard, j’assistais à l’une de ses sessions. Un expert en conception de produits, soixante-deux ans, sur le point de partir. Michel lui a demandé de penser à une situation récente où il avait détecté un défaut critique que personne d’autre n’avait vu.

Puis Michel a commencé.

Pas “comment as-tu fait ?”. Non.

“Tu es devant la pièce. Que regardes-tu en premier ?”

L’homme hésite. “La surface, je suppose.”

“Quelle partie de la surface ?”

Silence. L’homme ferme les yeux.

“Les coins. Je regarde toujours les coins d’abord.”

“Pourquoi ?”

“C’est là que cela se dégrade en premier si le traitement thermique est mal fait.”

“Et comment sais-tu que c’est mal fait ?”

“Il y a une… texture. Ce n’est pas visuel. C’est tactile. Je passe le doigt.”

Vous voyez ce qui s’est passé ?

En dix minutes, Michel avait fait émerger un protocole invisible. L’homme regardait les coins, passait le doigt, sentait une texture. Rien de tout cela n’était écrit quelque part. Rien n’était dans les procédures qualité. C’était un savoir-faire tacite, développé en trente ans, totalement invisible à lui-même.

À la fin de la session, l’homme avait les larmes aux yeux.

“Je ne savais pas que je faisais tout cela. J’ai l’impression de me découvrir.”

Reconnaissance ontologique. Michel l’a appelée ainsi. Pas de la reconnaissance sociale – “bravo, bon travail”. Quelque chose de plus profond. Être reconnu pour ce qu’on est vraiment. Pour ce qu’on sait faire sans le savoir. Être vu. Vraiment vu.

Je suis resté pétrifié.

Après, j’ai demandé à Michel : “Comment fais-tu cela ?”

Il m’a parlé de Vermersch. De vingt ans de pratique pour maîtriser cette écoute. “La plupart abandonnent. C’est trop long, trop exigeant. Il faut apprendre à écouter autrement. À laisser le silence faire son travail.”

Je suis rentré chez moi troublé.

J’ai commencé à lire. Vermersch. Theureau. Le Boterf. Des mois à comprendre les fondations de ce que Michel accomplissait.

Et quelque chose s’est mis en place. Une évidence douloureuse.

Toutes ces transmissions ratées. Mon père. Mes Bernard. Les 45 000 euros de slides colorées. Ce n’était pas de la fatalité. C’était de l’ignorance. On ne savait simplement pas faire.

Mais Michel savait. Et ces trois chercheurs avaient posé les bases scientifiques de sa pratique.

Le problème n’était pas que l’expérience est intransmissible. Le problème, c’est qu’on n’avait jamais donné aux experts les moyens de la voir eux-mêmes.

V. LE PARI (OU COMMENT INVERSER UN ADAGE)

TACIT est né de cette convergence.

Ma frustration de dirigeant. La pratique de Michel. Les fondations de Vermersch, Theureau, Le Boterf.

Le pari est simple : l’expérience peut éclairer l’avenir. Il suffit d’arrêter de croire qu’elle ne le peut pas.

Mais nous n’allons pas vendre un logiciel magique. Pas de promesses creuses. Non. Nous allons d’abord créer l’offre.

Former mille personnes. Trois cents praticiens certifiés qui savent vraiment mener un entretien d’explicitation. Parce que le vrai problème aujourd’hui, c’est qu’il n’y a personne pour faire ce travail. La demande existe – toutes ces Sophie qui sentent que le shadowing ne fonctionne pas. Mais l’offre n’existe pas.

Nous allons créer ces praticiens. Puis ils iront sur le terrain. Dix entreprises pilotes. Des vrais Bernard. On va mesurer. Temps de transfert. Satisfaction des experts. Confiance des successeurs. ROI.

On va documenter. Pas avec des slides marketing. Avec des cas concrets. Des témoignages. Du before/after mesurable.

Et quand nous aurons prouvé que cela fonctionne, nous lèverons trente millions d’euros. Pour automatiser. Pour que l’IA guide les entretiens sans nécessiter vingt ans de formation. Pour internationaliser.

Parce que ce problème n’est pas français. Il est universel.

Dix-huit mois pour prouver le concept. Puis trente millions pour passer à l’échelle mondiale.

Ce n’est pas un projet technologique classique. C’est un mouvement culturel qui utilise la formation comme vecteur. Chaque praticien formé devient un ambassadeur. Chaque expert qui traverse l’explicitation devient un prescripteur. Non par intérêt commercial. Par reconnaissance vécue.

VI. LE PHARE INVERSÉ

Imaginez.

Dans cinq ans, un directeur général apprend que son expert-clé part dans six mois. Il appelle sa DRH. Elle dit : “On fait un TACIT.”

Le mot est devenu un verbe.

Les trois cents praticiens formés la première année sont devenus trente mille. L’IA a automatisé 70% du processus. Les entreprises intègrent TACIT comme elles ont intégré les ERP. Ce n’est plus une option. C’est un standard.

Sophie a intégré l’explicitation dans tous ses processus. Julien a vécu une transmission différente. Il a vu Bernard découvrir son propre savoir.

Et Bernard, le dernier jour, quand il serre la main de Julien, sait que ce qu’il a mis quarante ans à apprendre ne partira pas avec lui.

Le phare éclaire enfin devant.

Vous vous souvenez de Bernard ? Le phare qui n’éclaire que le passé ?

Donnez-lui la parole.

Révélez ce qu’il ne sait pas qu’il sait.

Reconnaissez-le pour l’expertise qu’il porte sans pouvoir la nommer.

Et cessez de croire à l’adage.

L’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit d’arrêter de se résigner.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Parce qu’il est temps que les bibliothèques cessent de brûler pendant que nous regardons ailleurs.

Scènes de la vie d’entreprise
à la manière d’Honoré de Balzac

⏱ Lecture : 30 min

I. PHYSIOLOGIE DE L’EXPERT INDUSTRIEL

Pour bien comprendre le drame qui va se jouer, il est nécessaire de peindre avec exactitude le personnage principal de cette étude : Bernard Morel, né en 1960 à Argenteuil, fils d’un contremaître des usines Renault et d’une institutrice, type achevé de cette classe moyenne industrielle qui forma, pendant les Trente Glorieuses, l’épine dorsale de la prospérité française.

Bernard touche aujourd’hui 4 800 euros nets mensuels, somme honorable mais modeste si l’on considère que sa valeur réelle pour l’entreprise — cette valeur invisible que les comptables ne savent jamais inscrire dans leurs bilans — équivaut probablement au triple. Il habite un pavillon de meulière à Bois-Colombes, acheté en 1995 pour 180 000 francs (27 440 euros), aujourd’hui estimé 450 000 euros, preuve tangible de cette alchimie immobilière qui transforme le travail patient en capital somnolent. Sa femme, Martine, institutrice comme sa mère, apporte au foyer 2 400 euros mensuels supplémentaires. Deux enfants, aujourd’hui majeurs : Stéphanie, 32 ans, professeur de mathématiques à Nanterre ; Thomas, 29 ans, commercial chez Schneider Electric. Budget familial annuel : environ 85 000 euros bruts. Épargne accumulée : 120 000 euros sur divers livrets et assurances-vie. Pas de patrimoine significatif hormis la résidence principale. Bernard roule en Peugeot 308, modèle de 2019, acquise d’occasion pour 18 000 euros.

Ces détails, que le lecteur parisien trouvera peut-être fastidieux, sont nécessaires pour comprendre la position sociale exacte de Bernard. Il n’appartient ni à la bourgeoisie — celle qui tire ses revenus du capital plutôt que du travail — ni au prolétariat proprement dit. Il occupe cette zone intermédiaire, ce marais social où végètent les cadres moyens de l’industrie française : assez payés pour ne pas se plaindre, pas assez pour s’enrichir ; assez instruits pour comprendre les mécanismes qui les dominent, pas assez puissants pour les modifier.

Physiquement, Bernard offre le spectacle touchant de la soixantaine laborieuse. Cheveux gris coupés court — il va tous les mois chez le même coiffeur d’Asnières, 18 euros la coupe. Chemise bleu ciel, toujours la même marque achetée par lots de cinq chez Carrefour, 15 euros pièce. Pantalon de toile gris anthracite, Décathlon, 25 euros. Chaussures de sécurité Würth, 89 euros, changées tous les dix-huit mois. Montre Casio à 40 euros qui donne l’heure avec une précision suffisante et dont la pile dure cinq ans. Pas d’alliance — perdue en 2003 dans l’atelier 3, jamais remplacée, Martine ayant compris depuis longtemps que certains hommes ne sont pas faits pour porter des bijoux.

Bernard arrive chaque matin à 7h30 précises depuis le 3 janvier 1987 — date qu’il se rappelle encore car c’était un samedi, et l’on travaillait alors le samedi. Trente-huit ans de ponctualité monastique. Il habite à 8,3 kilomètres de l’usine, trajet qu’il effectue en vingt-deux minutes par beau temps, vingt-sept minutes en cas d’encombrement sur la N192. Coût mensuel essence : 120 euros. Place de parking : gratuite, avantage en nature estimé à 80 euros mensuels. Cantine d’entreprise : 4,20 euros le repas, participation employeur 60 %, reste à charge 1,68 euro. Bernard y déjeune quatre jours sur cinq, le vendredi étant réservé au sandwich préparé par Martine — économie de 6 euros hebdomadaires qui, accumulée sur l’année, permet de financer la semaine de vacances à Belle-Île-en-Mer en juillet.

Ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que Bernard sait. Il possède ce type de connaissance particulière que les économistes américains, dans leur jargon barbare, nomment tacit knowledge — savoir tacite —, ces Français ayant eu la bêtise de ne pas inventer un terme élégant pour désigner cette chose pourtant si française : l’expertise qui ne se dit pas, qui ne s’écrit pas, qui s’incarne dans le geste, dans le regard, dans cette intuition fulgurante qui fait qu’un homme de métier voit en trois secondes ce qu’un ingénieur fraîchement diplômé ne comprendra pas en trois heures.

Quand Bernard fronce les sourcils en réunion — geste minuscule, contraction imperceptible des muscles corrugateurs —, les jeunes chefs de projet, ceux qui touchent 3 200 euros nets et se croient l’élite du monde parce qu’ils sortent de Centrale ou de Supélec, cessent immédiatement de parler. Ils ont appris, au prix de quelques catastrophes coûteuses, que ce silence de Bernard valait plus que tous leurs PowerPoint. Car Bernard possède ce don mystérieux, cette capacité oraculaire de voir venir le désastre trois semaines avant qu’il ne survienne. Comment fait-il ? Il ne saurait le dire lui-même. C’est là tout le drame de notre histoire.

Bernard a survécu à trois restructurations — euphémisme élégant pour désigner ces périodes où l’on jette par-dessus bord la moitié des effectifs afin de satisfaire les actionnaires, ces êtres invisibles qui vivent à Paris, à Londres, ou à New York, et qui exigent chaque trimestre leur 15 % de rentabilité sur capitaux propres. En 2003, 2009, et 2015, Bernard a vu partir des collègues. Scènes déchirantes. Hommes de cinquante ans qui pleuraient dans les bureaux de la DRH. Femmes de quarante-cinq ans à qui l’on expliquait, avec cette cruauté douce des professionnels des ressources humaines, qu’elles allaient bénéficier d’un “accompagnement personnalisé vers un reclassement externe” — traduction : un chèque de 30 000 euros et bonne chance pour retrouver un emploi à votre âge.

À chaque fois, Bernard est resté. Non par chance, mais par compétence. Cette compétence mystérieuse qui fait qu’un homme devient indispensable. Jusqu’à ce qu’il ne le soit plus. Car voici le paradoxe cruel de notre économie moderne : l’indispensable finit toujours par partir. Soit il meurt — et Bernard a vu mourir Gérard en 2011, infarctus à cinquante-quatre ans, trois mois avant sa retraite, ironie atroce. Soit il prend sa retraite, comme Bernard s’apprête à le faire.

Et quand l’indispensable part, que se passe-t-il ? Ah ! c’est là qu’intervient Sophie Legrand, personnage non moins typique de notre comédie sociale, et dont il faut maintenant faire le portrait.

II. PORTRAIT DE LA DIRECTRICE DES RESSOURCES HUMAINES, OU DE L’ART DE GÉRER L’INGÉRABLE

Sophie Legrand a quarante-deux ans. Née à Neuilly-sur-Seine en 1981, fille d’un avocat d’affaires et d’une galeriste, elle appartient à cette bourgeoisie parisienne qui ne se nomme jamais ainsi mais qui constitue pourtant la véritable aristocratie de notre époque — aristocratie non du sang mais des diplômes, non de la naissance mais du réseau, non de la terre mais de l’adresse.

Elle a fait HEC — trois années à Jouy-en-Josas, frais de scolarité 15 000 euros annuels à l’époque (aujourd’hui 18 000), payés sans sourciller par le père. Puis dix ans chez Deloitte, cabinet de conseil où elle gagnait, à trente ans, 95 000 euros annuels plus variable — somme qui la plaçait dans les 5 % des salaires les plus élevés de France, même si elle se plaignait régulièrement, lors des dîners dans le 6e arrondissement, de ne pas pouvoir “mettre d’argent de côté”.

À trente-deux ans, lassée des hôtels Marriott et des PowerPoint jusqu’à minuit, Sophie a “rejoint le monde de l’entreprise” — expression consacrée par laquelle les consultants désignent leur passage du conseil à l’industrie, comme si le conseil n’était pas lui-même une entreprise, et comme si cette migration n’était pas toujours motivée par le même calcul : échanger du temps personnel contre de la stabilité, des voyages incessants contre des horaires de bureau, du prestige contre de la tranquillité.

Elle touche aujourd’hui 85 000 euros bruts annuels, soit environ 5 300 euros nets mensuels, plus une voiture de fonction (Audi A4, avantage en nature 600 euros mensuels), un smartphone dernière génération (iPhone 14 Pro, avantage en nature 40 euros mensuels), et une mutuelle familiale haut de gamme (valeur 180 euros mensuels). Patrimoine personnel : 180 000 euros d’épargne, plus un deux-pièces de 45 m² dans le 10e arrondissement, acheté 380 000 euros en 2015, aujourd’hui estimé 520 000 euros, encore grevé d’un crédit de 120 000 euros sur quinze ans. Elle vit seule — ou plus exactement, elle vivait avec Jérôme jusqu’en 2021, rupture classique de la quarantaine, ces ruptures que Balzac aurait attribuées à l’incompatibilité des ambitions mais que notre époque attribue plus volontiers aux “différences de valeurs” ou au “besoin de se retrouver soi-même”, euphémismes psychologiques qui masquent généralement des réalités plus triviales.

Sophie habite rue du Château-d’Eau, appartement Haussmannien — parquet massif, moulures au plafond, cheminée en marbre condamnée, ces attributs obligatoires du bon goût parisien. Bibliothèque Billy chez IKEA, 89 euros, remplie de livres sur le management, le leadership, le développement personnel — L’Intelligence émotionnelle de Goleman (jamais lu), Liberté & Cie de Getz et Carney (survolé), Reinventing Organizations de Laloux (lu avec attention, appliqué avec zéro succès). Cours de yoga le mardi soir, 28 euros la séance. Abonnement Comptoir des Cotonniers, budget vêtements 400 euros mensuels. Week-ends à la campagne chez les parents, maison secondaire dans le Perche, 280 m² sur 8 000 m² de terrain.

Ce qu’il faut comprendre sur Sophie — et ceci est essentiel pour notre histoire —, c’est qu’elle n’est pas une mauvaise personne. Elle est même, à sa façon, sincèrement dévouée à son métier. Quand elle parle de “capital humain”, d’”engagement des collaborateurs”, de “politique de rétention des talents”, elle ne joue pas la comédie. Elle croit réellement que ses matrices de compétences, ses cartographies de savoirs, ses processus de transmission vont fonctionner. Elle y croit comme un médecin du XVIIIe siècle croyait aux saignées — de bonne foi, avec conviction, malgré l’évidence des cadavres qui s’accumulent.

Car Sophie sait. Elle sait que la transmission va échouer. Elle l’a déjà vu dix fois. En 2015 avec Pierre qui partait et laissait Laurent perdu. En 2017 avec Nathalie et Marine. En 2019 avec Claude et Maxime. À chaque fois, le même théâtre : trois mois de shadowing, des notes prises, des procédures documentées, des sessions de tutorat, et puis le départ. Et puis, six mois plus tard, invariablement, les problèmes. Le client qui menace de partir. Le projet qui dérape. L’équipe qui panique. Et personne pour dire la vérité : c’est parce que Bernard n’est plus là.

Elle a même fait appel, en 2018, à un cabinet spécialisé — Bearing Point, facturé 45 000 euros HT, soit 54 000 euros TTC, soit environ neuf mois du salaire net de Bernard pour produire 120 slides PowerPoint contenant des matrices à quatre quadrants, des schémas fléchés multicolores, et des recommandations d’une utilité si parfaite qu’aucune n’a jamais été appliquée. Ces consultants — trois jeunes gens de vingt-huit ans sortis de HEC, Dauphine et ESCP, costumes Hugo Boss à 800 euros, mocassins Church’s à 450 euros, montres Daniel Wellington à 200 euros, cette panoplie du consultant junior qui coûte deux mois de SMIC — sont venus pendant trois semaines, ont interviewé tout le monde, ont rempli des Excel, et sont repartis en laissant un document dont le poids physique (version imprimée : 2,3 kg) était inversement proportionnel à l’utilité pratique.

Sophie rentre chez elle le soir — métro ligne 4 jusqu’à Château d’Eau, huit minutes de trajet, pass Navigo 84,10 euros mensuels, pris en charge à 50 % par l’employeur — et se sert un verre de vin blanc. Sancerre, généralement, ou chenin de Loire. 15 à 20 euros la bouteille chez Nicolas. Elle s’installe dans son canapé Habitat (1 890 euros, acheté en 2019), allume une bougie parfumée Diptyque (68 euros, sent le figuier), et se demande, avec cette lucidité terrible qui saisit parfois les êtres intelligents confrontés à leur propre impuissance : “Est-ce que je fais vraiment la différence ?”

Question cruelle. Question qui empêche de dormir. Car Sophie a conscience — conscience douloureuse, conscience qui ne la quitte jamais vraiment — d’avoir échoué. Non pas par incompétence. Mais par impuissance systémique. Elle a appliqué tous les processus recommandés par la littérature managériale. Elle a fait certifier l’entreprise ISO 9001, processus qui a coûté 85 000 euros et mobilisé deux personnes à temps plein pendant six mois pour produire 847 pages de procédures dont personne ne lit jamais une ligne. Elle a mis en place des entretiens annuels, des entretiens professionnels, des points trimestriels, des revues semestrielles, toute cette machinerie bureaucratique qui donne l’illusion de maîtriser ce qui ne se maîtrise pas.

Et maintenant, Bernard part. Et Sophie va organiser, une fois de plus, le même théâtre. Le même rituel. La même comédie dont tout le monde connaît la fin.

III. JULIEN MERCIER, OU LE JEUNE AMBITIEUX CONFRONTÉ À LA RÉALITÉ

Il faut maintenant présenter le troisième personnage de notre drame : Julien Mercier, vingt-huit ans, successeur désigné de Bernard, type achevé de cette nouvelle génération qui a grandi dans la croyance — entretenue par les parents, les professeurs, les médias, toute la société — que l’intelligence abstraite et les diplômes suffisent à réussir dans la vie.

Julien est né en 1995 à Lyon, fils d’un chirurgien-dentiste et d’une pharmacienne. Revenus du foyer parental : environ 180 000 euros annuels. A fréquenté le lycée du Parc — établissement réputé, taux de réussite au baccalauréat 99,7 %, où l’on prépare les jeunes gens à intégrer les grandes écoles plutôt qu’à vivre. Classes préparatoires à Louis-le-Grand, deux années d’ascèse intellectuelle — 70 heures de travail hebdomadaire, cours du lundi au samedi, colles le dimanche, pas de petite amie, pas de sorties, pas de vie —, tout cela pour réussir le concours de Centrale Paris.

Centrale Paris. École créée en 1829, l’une des plus prestigieuses de France, frais de scolarité 4 000 euros annuels (somme dérisoire compte tenu de la valeur du diplôme, mais financée par l’impôt, c’est-à-dire par des gens comme Bernard qui gagnent 4 800 euros nets et ne verront jamais leurs enfants entrer dans ces établissements). Julien en est sorti en 2018, diplôme d’ingénieur, major de sa promotion, félicitations du jury.

Puis trois années chez Roland Berger, cabinet de conseil en stratégie — le même type d’établissement que Deloitte mais avec une clientèle plus triée, des missions plus prestigieuses, et des salaires légèrement supérieurs. Julien y gagnait 52 000 euros la première année, 58 000 la deuxième, 65 000 la troisième. À vingt-six ans, il touchait donc déjà plus que Bernard après quarante ans de carrière. Telle est l’absurdité de notre système : nous payons mieux ceux qui conseillent que ceux qui font, mieux ceux qui théorisent que ceux qui savent, mieux les jeunes qui parlent que les vieux qui se taisent.

Mais Julien s’est lassé. Lassé des hôtels. Lassé des PowerPoint. Lassé de cette vie où l’on conseille des entreprises qu’on ne comprend pas, où l’on recommande des stratégies qu’on ne mettra jamais en œuvre, où l’on facture 2 000 euros la journée pour produire des slides que personne ne lira. Il a voulu, comme il dit avec cette expression révélatrice, “toucher du concret”. Expression qui trahit immédiatement son origine sociale : seuls ceux qui n’ont jamais touché de concret peuvent croire que le concret est une matière qu’on touche comme on touche du velours.

Il a donc “rejoint” l’entreprise en 2021. Poste : chef de projet industriel. Salaire de départ : 55 000 euros bruts annuels, soit 3 400 euros nets mensuels. Moins qu’en conseil, mais avec des horaires plus humains — 8h30-18h30 au lieu de 8h-22h —, pas de voyages hebdomadaires, et surtout cette satisfaction narcissique de se dire qu’on fait quelque chose de “réel”.

Julien habite à Paris, 11e arrondissement, Bastille, colocation à trois dans un 75 m² pour 1 100 euros mensuels sa part, charges comprises. Il prend le RER A chaque matin — Vincennes jusqu’à Nanterre, quarante-deux minutes de trajet si tout va bien, une heure en cas de perturbation, ce qui arrive trois jours par semaine. Pass Navigo : même tarif que Sophie, mêmes 84,10 euros mensuels, même prise en charge à 50 %, preuve que notre société égalise au moins les transports publics si elle n’égalise rien d’autre.

Physiquement, Julien offre le spectacle classique du jeune cadre parisien : costume bleu marine Bonne Gueule, 450 euros, acheté après avoir lu tous les articles du blog sur “comment s’habiller en entreprise quand on est un homme”. Chemise blanche à 89 euros, cravate sobre à 45 euros (qu’il enlève dès qu’il arrive au bureau car “l’ambiance est casual”). Chaussures Finsbury, 180 euros, cirées tous les dimanches avec un soin maniaque. Montre TAG Heuer Aquaracer, 2 900 euros, cadeau des parents pour la sortie de Centrale, portée avec cette ostentation discrète de ceux qui veulent montrer qu’ils ont réussi sans avoir l’air de vouloir le montrer.

Julien est intelligent. Vraiment intelligent. QI probablement supérieur à 135. Excellente mémoire de travail. Capacité d’abstraction remarquable. Esprit analytique affûté. Mais il souffre de la maladie classique des très intelligents qui ont toujours brillé dans les systèmes scolaires : il confond comprendre et savoir faire. Il croit — conviction profonde, presque métaphysique — que si Bernard lui explique clairement son travail, il pourra le reproduire.

Erreur fatale. Erreur qui constitue le cœur de notre drame.

Car ce que Julien ne comprend pas — ce qu’aucun de ces jeunes diplômés ne comprend avant d’avoir été brisé par quelques échecs cuisants —, c’est que le travail de Bernard n’est pas une liste de tâches qu’on pourrait consigner en points numérotés dans un manuel de procédures. C’est un réseau — non, disons plutôt une constellation — de micro-décisions prises en une fraction de seconde sur la base de milliers de signaux faibles accumulés pendant quarante années.

Julien prend des notes. Des pages entières de notes dans ces carnets Moleskine noirs qui coûtent 19,90 euros pièce et qui donnent à leurs utilisateurs l’illusion réconfortante d’être des intellectuels. Il a déjà rempli trois carnets. Soixante pages de notes par carnet, soit 180 pages. Environ 35 000 mots. L’équivalent d’un roman court. Il enregistre même certaines sessions sur son iPhone 14 Pro (1 259 euros, pris en charge partiellement par l’entreprise en tant qu’outil professionnel). Il est consciencieux. Sérieux. Appliqué.

Mais au fond de lui — et cela, il ne le dira jamais à Sophie, jamais au directeur général, jamais même à ses collègues de promotion avec qui il déjeune parfois à La Défense pour se plaindre de “l’opérationnel” —, il le sait déjà : il ne captera jamais l’essentiel.

Ce truc que Bernard fait quand le client appelle, paniqué, un vendredi à 17h30. Cette façon qu’il a de poser trois questions — jamais quatre, jamais deux, toujours trois, comme une incantation magique dont personne ne connaît la formule —, de se taire exactement dix secondes (Julien a chronométré), et de dire avec cette sobriété laconique qui caractérise les véritables compétents : “Bon, je passe, je serai là dans vingt minutes.”

Et quand Bernard arrive, il regarde. Non pas d’un regard vague et général, mais d’un regard précis, concentré, qui balaie la scène selon un protocole invisible. Il touche. Non pas au hasard, mais en des points spécifiques que Julien n’a jamais pu anticiper. Il écoute. Non pas avec ses oreilles — organe primaire, insuffisant — mais avec tout son corps devenu au fil des décennies un instrument de mesure sensible aux variations infinitésimales de pression, de température, de vibration.

Et en dix minutes — dix minutes ! Julien a chronométré cela aussi —, Bernard a compris ce que trois ingénieurs fraîchement diplômés de l’UTC Compiègne n’ont pas vu en deux heures.

Ça ne se note pas. Ça ne s’enregistre pas. Ça ne se transcrit pas.

C’est là tout le drame.

IV. DE L’ADAGE COMME ALIBI, OU COMMENT UNE PHRASE ÉLÉGANTE DISPENSE DE RÉFLÉCHIR

“L’expérience est un phare qui n’éclaire que le passé.”

Cette phrase — dont personne ne connaît vraiment l’auteur, mais que chacun cite avec cette assurance qui caractérise les demi-savants — est répétée dans toutes les entreprises de France avec la régularité d’un catéchisme. Elle a cette tristesse élégante, cette mélancolie résignée qui plaît tant à notre époque. Elle transforme l’échec en fatalité, l’impuissance en sagesse, l’ignorance en philosophie.

Le directeur général — Thierry Dubois, cinquante-quatre ans, HEC 1991, ancien d’Alstom puis de Schneider, 180 000 euros annuels de salaire fixe plus variable pouvant atteindre 80 000 euros, soit un total de 260 000 euros bruts dans les bonnes années, ce qui le place dans le 1 % des salaires les plus élevés de France — cite cet adage en comité de direction avec cette gravité affectée des hommes qui croient énoncer une vérité universelle alors qu’ils ne font que répéter un lieu commun.

“Messieurs, l’expérience ne se transmet pas. C’est la nature humaine. Nous ferons ce que nous pouvons, mais il faut être réalistes.”

Réalistes. Voilà le mot. Le mot qui justifie tout. Le mot qui dispense d’agir. Le mot qui transforme la démission en lucidité.

Sophie acquiesce. Elle n’a pas le choix. Que pourrait-elle dire ? Qu’elle sait que la transmission va échouer ? Que les 54 000 euros dépensés chez Bearing Point n’ont servi à rien ? Que les 847 pages de procédures ISO 9001 sont lues par personne ? Qu’on va perdre quarante ans de savoir parce qu’on ne sait pas comment le capturer ?

Non. Elle acquiesce. Elle dit : “Nous avons mis en place tous les processus recommandés par les meilleures pratiques.” Phrase magnifique, n’est-ce pas ? “Les meilleures pratiques.” Comme s’il existait quelque part un catalogue universel des meilleures pratiques, élaboré par des sages invisibles, et qu’il suffisait d’appliquer pour résoudre tous les problèmes.

Mais voici ce qu’aucun d’eux ne sait : l’adage est peut-être faux.

Non pas faux comme une erreur de calcul ou une date erronée. Faux comme ces vérités acceptées par épuisement collectif, par lassitude intellectuelle, par cette tendance qu’ont les sociétés à préférer un mensonge confortable à une vérité exigeante.

Car il existe — et ceci va surprendre notre directeur général, notre DRH, et tous ces cadres qui répètent l’adage sans y réfléchir — il existe une science de l’explicitation.

Une vraie science. Pas un de ces concepts fumeux inventés par un gourou californien dans un atelier de développement personnel. Non. Trente ans de recherche au CNRS. Des thèses. Des publications dans des revues à comité de lecture. Des protocoles expérimentaux reproductibles. Toute la rigueur scientifique qu’on pourrait souhaiter.

Pierre Vermersch — vous ne connaissez pas ce nom, évidemment, car notre société célèbre les entrepreneurs milliardaires et ignore les chercheurs patients — a passé quarante ans à développer ce qu’il nomme “l’entretien d’explicitation”. Méthode rigoureuse pour faire parler les gens de ce qu’ils font sans même s’en rendre compte.

Son intuition fondamentale, d’une simplicité presque insultante une fois énoncée : ce que les experts comme Bernard savent vraiment faire opère en dessous du niveau de la conscience réfléchie. C’est du pré-réfléchi, du vécu, de l’incarné. Bernard ne sait pas qu’il sait parce que son savoir ne transite pas par le langage conceptuel. Il passe par le corps, par l’habitude, par des patterns neuronaux câblés pendant quarante ans, par cette neuroplasticité fascinante qui fait de notre cerveau une sculpture vivante modelée par l’expérience.

Vermersch — cet homme que j’aurais aimé voir portraituré par un grand peintre, car son visage devait porter les traces de cette patience scientifique qui est la forme la plus haute de l’héroïsme moderne — ne pose jamais la question obscène : “Qu’est-ce que vous savez faire ?” Question qui force l’expert à mentir, à inventer, à théoriser après coup ce qui était en réalité pure immédiateté.

Non. Il demande : “Mardi dernier, 14 heures 20 précises, dans telle situation concrète — là, oui, celle-là exactement —, qu’avez-vous regardé en premier ?”

Et là, miracle. Épiphanie. Révélation.

L’expert se souvient. Non pas avec cette mémoire sémantique vague qui reconstruit et déforme, mais avec cette mémoire épisodique précise qui revit la scène. Il voit ce qu’il a fait. Il découvre son propre protocole invisible.

Prenons un exemple que tout le monde comprendra : le vélo. Vous savez faire du vélo, n’est-ce pas ? Fort bien. Maintenant, expliquez à quelqu’un qui n’en a jamais fait — un Parisien qui a toujours pris le métro, disons, ou un aristocrate du XVIIIe siècle ressuscité par quelque miracle — comment exactement on fait du vélo.

“Eh bien, voyez-vous, on pose le pied sur la pédale, on pousse, on maintient l’équilibre…”

L’équilibre comment ?

“En se penchant légèrement du côté opposé à celui où l’on tombe.”

Et comment sait-on de quel côté on tombe ?

“On le sent.”

Ah. On le sent. Merveilleux. Et comment sent-on exactement ?

Vous voyez le problème ? Tout votre savoir-faire vélo est muet. Inarticulable. Tacite. Vous pouvez le faire, mais vous ne pouvez pas l’expliquer. Et si vous essayez de l’expliquer, vous produisez des généralités inutiles qui ne permettront jamais à quelqu’un d’apprendre réellement.

C’est exactement ce qui se passe avec Bernard et Julien.

Jacques Theureau — deuxième nom que vous ne connaissez pas, deuxième chercheur ignoré par une société qui préfère célébrer les acteurs de cinéma et les footballeurs — a travaillé sur ce qu’il nomme le “cours d’action”. Sa thèse, brillamment démontrée : la compétence n’est jamais un stock de connaissances rangé sagement dans quelque placard mental. La compétence émerge. Elle se construit dans la situation. Elle est située, incarnée, contextuelle. On ne peut pas la séparer du contexte où elle opère, pas plus qu’on ne peut séparer un poison du corps qu’il affecte.

Guy Le Boterf — troisième chercheur de cette trinité scientifique que personne ne connaît — a montré que ce qu’on appelle pompeusement “compétence” est toujours un assemblage hétéroclite, une combinaison de ressources disparates mobilisées au bon moment dans la bonne proportion. Comme un musicien de jazz — Miles Davis jouant So What ce soir de novembre 1959 au studio Columbia de New York — qui n’exécute pas une partition apprise mais combine en temps réel des milliers de patterns intégrés, les transformant par quelque alchimie mystérieuse en cette chose ineffable qu’on nomme improvisation et qui n’est jamais que l’ordre supérieur naissant du chaos de l’expérience.

Trois chercheurs. Trois décennies de travail. Budgets cumulés de recherche : environ 2 millions d’euros de financements publics sur trente ans, soit 66 000 euros annuels en moyenne, somme dérisoire si l’on songe qu’elle équivaut au salaire d’un seul consultant junior chez Bearing Point. Une seule conclusion, lumineuse dans sa radicalité : Bernard peut transmettre ce qu’il sait.

À condition qu’on arrête de lui demander d’expliquer et qu’on commence à l’aider à se souvenir.

À condition qu’on fouille dans les détails concrets — non pas “comment vous faites en général” mais “qu’avez-vous fait exactement ce mardi-là, à 14h20, quand le client a prononcé cette phrase spécifique, et que s’est-il passé dans votre esprit et dans votre corps à cet instant précis”.

Mais cette recherche — ô ironie, ô cruauté de notre organisation sociale ! — est restée confinée dans les laboratoires du CNRS. Les Sophie du monde entier n’en ont jamais entendu parler. Les Thierry non plus. Les Julien encore moins, trop occupés à apprendre la thermodynamique et la résistance des matériaux pour perdre leur temps avec des considérations sur l’épistémologie de l’action.

Pourquoi ? Parce que maîtriser l’entretien d’explicitation selon la méthode de Vermersch demande entre cinq et dix années de formation. Il faut apprendre à écouter autrement. À poser des questions d’une certaine façon. À laisser le silence faire son travail. À ne pas interpréter. À ne pas projeter. À suspendre son propre savoir pour accueillir celui de l’autre. Tout un art, en somme. Tout un métier.

Il y a peut-être deux cents personnes en France qui savent vraiment faire cela. Deux cents. Pour combien d’experts qui partent chaque année ? Si l’on compte tous les départs à la retraite dans l’industrie française — secteur qui emploie encore 2,7 millions de personnes —, avec un âge moyen de cinquante-deux ans et un âge de départ à soixante-trois ans, on peut estimer qu’environ 250 000 personnes partent chaque année.

Deux cents praticiens pour 250 000 départs.

Faites le calcul. Chaque praticien devrait gérer 1 250 transmissions par an, soit environ quatre par jour, week-ends compris.

C’est grotesque. C’est comme si, au XIXe siècle, il n’y avait eu que deux cents chirurgiens formés à l’asepsie de Lister pendant que tous les autres continuaient d’opérer avec les mains sales, propageant la gangrène et la septicémie avec la bonne conscience des ignorants.

Alors on préfère croire à l’adage. C’est tellement plus simple. Plus confortable. Plus économique, aussi — car reconnaissons cette vérité triviale : former des praticiens de l’explicitation coûterait cher, et notre société préfère toujours payer les conséquences de l’ignorance plutôt que le prix de la formation.

Le mensonge devient vérité par pur épuisement intellectuel.

V. UNE HISTOIRE PERSONNELLE, OU COMMENT L’AUTEUR DÉCOUVRIT SA PROPRE IGNORANCE

Il faut que je me présente maintenant, moi qui vous raconte cette histoire. Je m’appelle Frédéric Lippi. Prénom classique. Le nom de famille, vous l’avez déjà rencontré — c’est celui de l’entreprise. Entreprise familiale, transmission intergénérationnelle, tout ce théâtre bourgeois français où le nom se transmet avec le capital.

Je dirige depuis plus de vingt ans — j’ai été co-gérant associé de 1998 à 2018, puis président depuis — une entreprise nommée LIPPI. Fabrication de clôtures et de portails. Quatre sites de production. Deux cent quatre-vingts employés à l’apogée, en 2007, juste avant la catastrophe. Chiffre d’affaires maximum : 48 millions d’euros. Marge opérationnelle : 8 %, soit 3,84 millions d’euros de résultat d’exploitation. Ma rémunération de dirigeant : 120 000 euros annuels, ce qui peut sembler élevé au lecteur parisien mais qui, rapporté aux responsabilités et aux risques, apparaît plutôt modeste.

En 2008 — vous vous souvenez de 2008, n’est-ce pas ? Lehman Brothers s’effondrant le 15 septembre, 639 milliards de dollars de dette, plus grande faillite de l’histoire américaine, effet domino planétaire — tout le secteur de la construction s’est effondré. Les mises en chantier ont chuté de 40 % en six mois. Nos carnets de commandes se sont vidés comme un sablier qu’on aurait retourné trop vite.

J’ai compris à ce moment-là quelque chose d’essentiel sur la nature du capital dans une entreprise. On parle toujours du capital comme d’une somme d’argent. Capital social : 2 millions d’euros. Capitaux propres : 8 millions d’euros. Ces chiffres rassurent les banquiers. Mais ils ne disent rien du vrai capital d’une entreprise, celui qui ne s’inscrit dans aucun bilan : le savoir des hommes.

Si Jean-Claude partait à ce moment précis — Jean-Claude Mercier, cinquante-deux ans, ingénieur de formation, vingt-huit ans de maison, celui qui gérait nos grands chantiers hospitaliers —, nous perdions notre capacité à gérer les projets complexes. Et cette perte, comment l’inscrit-on dans un bilan comptable ? Quelle ligne pour “départ de Jean-Claude et disparition de vingt-huit ans d’expertise dans la gestion des interfaces avec les maîtres d’œuvre hospitaliers” ?

Si Martine s’en allait — Martine Lebrun, quarante-neuf ans, entrée comme secrétaire en 1992, devenue progressivement notre interface privilégiée avec les centrales d’achat Leroy Merlin et Castorama —, c’était notre relation commerciale avec ces mastodontes qui s’évaporait. Martine connaissait personnellement les acheteurs. Elle savait quand les relancer, quand les laisser tranquilles, quel argument fonctionnait avec l’un et pas avec l’autre. Tout cela ne s’écrivait pas. Tout cela vivait en elle, tacite, invisible, précieux.

Comment expliquez-vous cela à un banquier du Crédit Agricole qui ne connaît que les ratios financiers et les garanties hypothécaires ?

En 2012 — année de réélection d’Obama, de mort de Ray Bradbury, détails cosmiques sans rapport avec notre drame mais qui le situent dans le temps — nous avons dû licencier quarante-sept personnes. Plan de sauvegarde de l’emploi. PSE. Ces trois lettres qui terrorisent les salariés et déchirent les dirigeants.

J’ai vu partir Michel Dufour, cinquante-quatre ans, technicien supérieur, qui regardait un plan de clôture et voyait en dix secondes si le projet était réalisable aux conditions de prix annoncées. Comment faisait-il ? Je ne sais pas. Lui non plus ne savait pas. Mais il le faisait. Et quand il est parti — indemnité légale de licenciement économique : 34 000 euros, somme qui représentait pour lui dix-huit mois de salaire et pour l’entreprise une goutte d’eau dans l’océan des pertes —, nous avons perdu cette capacité.

J’ai vu partir Éric Lemoine, quarante-sept ans, chef d’équipe, qui savait — comment ? mystère absolu — gérer les personnalités impossibles et faire produire une équipe hétéroclite. Alchimiste des relations humaines. Celui qui transformait le plomb de nos querelles intestines en or de la productivité collective.

J’ai vu partir Nathalie Dubois, trente-huit ans, assistante commerciale, qui sentait intuitivement — avec quelle partie de son cerveau ? ses tripes ? son cœur ? — quand un appel d’offres était sérieux et quand c’était du vent. Elle se trompait rarement. Son taux de prédiction correcte devait approcher les 85 %, ce qui est proprement extraordinaire quand on sait que la plupart des commerciaux ne dépassent pas 60 %.

À chaque départ, le même rituel grotesque, la même comédie douloureuse. Passation. Tutorat. Documentation. J’ai même fait appel — folie ! dépense insensée qui me fait encore grimacer rétrospectivement ! — à un cabinet de ressources humaines. Quarante-cinq mille euros hors taxes, soit cinquante-quatre mille euros TTC, soit l’équivalent de quinze mois du salaire médian dans mon entreprise.

Ils sont venus. Bearing Point. Trois consultants, jeunes gens de vingt-huit ans, costumes à 800 euros, mocassins à 450 euros, montres à 200 euros, cette panoplie du consultant junior qui coûte déjà deux mois de SMIC avant même qu’il n’ouvre la bouche. Ils ont interviewé tout le monde pendant trois semaines. Ils ont rempli des tableurs Excel. Ils ont produit un document de cent vingt pages — que dis-je, de cent vingt slides, car ces gens-là ne savent plus écrire en prose, ils ne savent produire que des diapositives PowerPoint.

Et qu’y avait-il dans ces cent vingt slides ? Des matrices à quatre quadrants. Des schémas fléchés multicolores. Des recommandations d’une utilité si parfaite qu’aucune n’a jamais été appliquée. “Mettre en place un système de gestion des connaissances.” “Créer une base de données des compétences critiques.” “Organiser des sessions de codéveloppement.” Tout cela était juste, abstraitement. Tout cela était inutile, concrètement.

Nous ne maîtrisions rigoureusement rien.

Les seniors partaient frustrés. Les juniors restaient perdus. Montante ou descendante, quelle que fût la direction de la transmission, elle échouait. Toujours.

Mais ce n’est pas cela qui m’a vraiment détruit. Ce qui m’a détruit — écharde fichée dans la chair, impossible à extraire même après des années —, c’est mon père.

Mon père. Entre 2005 et 2010, pendant cinq années qui me semblent aujourd’hui à la fois interminables et terriblement brèves, il m’a transmis son entreprise. LIPPI. Fabrication de clôtures et portails, systèmes de sécurité périmétrique. Affaire familiale créée en 1966, devenue au fil des décennies un acteur industriel reconnu. Chiffre d’affaires : plusieurs dizaines de millions d’euros. Une vraie PME industrielle française avec ses ateliers, ses équipes, ses clients, son patrimoine de savoir-faire.

Quarante ans qu’il avait construit cela. Quarante années d’une vie. Pensez-y : quatorze mille six cents jours à bâtir quelque chose. À développer des relations commerciales. À comprendre les cycles économiques. À anticiper les évolutions technologiques. À naviguer entre les fournisseurs, les clients, les donneurs d’ordre, les marchés publics.

Nous avons eu des réunions. Tous les mercredis après-midi pendant deux ans, de 14h à 17h. Cent quatre réunions au total, soit trois cent douze heures. Il m’expliquait. Patiemment. Méthodiquement. “Les Chinois, il faut être patient avec eux. Ne jamais montrer qu’on est pressé.” “Les Allemands, ça négocie dur mais c’est carré. Si un Allemand te dit qu’il livrera le 15 mars, tu peux commander le camion pour le 15 mars.” “Les Italiens, faut les relancer trois fois. La première fois, ils disent oui. La deuxième fois, ils ont oublié. La troisième fois, ils font.”

Généralités. Clichés. Stéréotypes nationaux qui contenaient peut-être un fond de vérité statistique mais qui ne possédaient aucune valeur opérationnelle réelle.

Ce qu’il ne m’a jamais transmis — et voici le cœur du problème, la plaie ouverte qui ne se referme pas —, c’est comment il faisait. Cette capacité qu’il avait à lire une situation commerciale. À savoir, quand un client disait qu’il réfléchirait, si cela signifiait “non définitif” ou “oui probable”. À sentir, quand un fournisseur promettait une livraison, s’il fallait prévoir une marge de sécurité ou si l’on pouvait compter sur sa parole. À deviner, trois mois avant une crise, qu’il fallait réduire les stocks et différer les investissements.

Tout cela est resté en lui. Invisible. Tacite. Muet. J’ai repris l’entreprise avec les papiers, les contrats, les organigrammes. Mais pas avec le savoir. Celui qui permet de sentir les situations. Celui qui fait qu’un dirigeant expérimenté sait, sans savoir expliquer pourquoi il sait.

Pendant des années — cinq, six ans après avoir repris l’affaire, alors que je me débattais avec des situations dont je ne comprenais pas les codes invisibles —, j’ai nourri de l’amertume. Sentiment indigne, je le sais, mais sentiment réel. Pourquoi ne m’avait-il pas vraiment appris ? Égoïsme ? Méfiance ? Rivalité œdipienne, ce complexe que Freud a décrit et que les fils bourgeois connaissent si bien ?

Ce n’est que bien plus tard — après ma propre expérience de transmission ratée, après ma rencontre avec Michel que je vais bientôt vous raconter — que j’ai compris : mon père ne savait pas comment transmettre. Il voulait. Sincèrement. Désespérément, même, car il voyait approcher le moment de passer la main et il savait que la continuité de l’entreprise dépendait de cette transmission.

Mais personne ne lui avait jamais donné les outils pour révéler son propre savoir tacite. Personne ne lui avait appris cette science de l’explicitation dont j’ignorais moi-même l’existence. Alors il faisait ce que nous faisons tous dans ces circonstances : il généralisait. Il théorisait après coup. Il transformait son expérience vécue en principes abstraits qui ne servaient à rien.

Cette frustration — et je parle maintenant avec cette honnêteté brutale qui sied aux confessions véritables — est restée fichée en moi pendant des années. Écharde qu’on apprend à oublier dans les activités quotidiennes mais qui ressort parfois, quand vous assistez à un événement familial et que vous voyez un père et son fils travailler ensemble dans une harmonie naturelle, et que vous vous dites, avec cette lucidité terrible des regrets inutiles : “Nous, nous n’avons pas su faire cela.”

VI. LA RENCONTRE QUI CHANGE TOUT, OU COMMENT LA PROVIDENCE SE MANIFESTE DANS UN DÎNER À MONTMARTRE

C’est en 2021 — année où Jeff Bezos est allé dans l’espace pour dix minutes et 5 milliards de dollars, année où les talibans ont repris Kaboul après vingt ans d’occupation américaine, détails cosmiques et géopolitiques qui n’ont aucun rapport avec mon histoire mais qui situent les événements dans le temps — que j’ai rencontré Michel.

Michel Durand. Soixante ans. Visage buriné, regard intelligent et pénétrant, ces yeux qui écoutent autant qu’ils regardent. Ancien ingénieur Arts et Métiers, puis consultant indépendant, reconverti depuis vingt ans dans ce qu’il appelle pudiquement “la transmission des compétences”.

Je l’ai rencontré par hasard — mais y a-t-il vraiment du hasard dans ces rencontres qui changent une vie ? — lors d’un dîner chez des amis communs à Montmartre. Appartement bohème, septième étage sans ascenseur, vue sur Sacré-Cœur, hôtes chaleureux, ce genre de soirée parisienne où l’on mange une blanquette de veau en parlant de tout et de rien.

Quand Michel a mentionné son métier, j’ai failli décrocher. “Consultant en transmission des compétences.” Encore un coach. Encore un de ces marchands de concepts fumeux qui pullulent depuis que le développement personnel est devenu une industrie de 10 milliards d’euros en France.

Mais il a ajouté quelque chose qui m’a arrêté net : “Je les aide à découvrir ce qu’ils savent sans savoir qu’ils le savent.”

Cette phrase. Cette extraordinaire phrase.

J’ai posé mon verre de vin — un côtes-du-rhône correct, 12 euros chez Nicolas — et je lui ai demandé : “Comment ça ?”

Nous avons parlé. J’ai raconté mon histoire. LIPPI. Les transmissions ratées. Mon père. Il m’a écouté — et quand je dis écouté, je veux dire vraiment écouté, avec cette attention totale, cette présence entière qu’ont les gens qui ont passé leur vie à écouter professionnellement, pas à attendre leur tour de parler.

“Tu veux voir comment ça marche ?” a-t-il demandé à la fin.

Deux semaines plus tard — un mardi après-midi de mars, il pleuvait, température 8 degrés, ciel gris de Paris, ce détail météorologique m’est resté pour des raisons inexplicables —, j’assistais à l’une de ses sessions.

L’homme était un expert en conception et développement de produits mécaniques. Soixante-deux ans. Employé depuis trente-cinq ans dans une PMI de Montreuil spécialisée dans les pièces de précision pour l’aéronautique. Salaire probable : 4 500 euros nets mensuels. Sur le point de partir à la retraite dans trois mois.

Michel lui a demandé de penser à une situation récente où il avait détecté un défaut critique que personne d’autre n’avait vu.

L’homme a hoché la tête. “La semaine dernière. Une pièce pour Airbus. Palonnier de commande de vol. Série de cent unités. Contrôle qualité standard passé. Mais moi, j’ai vu qu’il y avait un problème.”

“Bien,” a dit Michel. “Ferme les yeux. Reviens à ce moment. Tu es où exactement ?”

“Dans l’atelier 2. Près de la fenêtre qui donne sur la rue.”

“Quelle heure ?”

“14 heures. Après la pause.”

“Tu es seul ?”

“Non, il y a Jérôme, le contrôleur qualité. Et Sandra qui passait.”

“Bien. Tu es devant la pièce. Qu’est-ce que tu regardes en premier ?”

L’homme hésite. Froncement de sourcils. On sent qu’il cherche dans sa mémoire. “La surface, je suppose.”

“Tu supposes ou tu te souviens ?”

Silence. L’homme ferme les yeux plus fort. Régression hypnotique presque.

“Les coins. Je regarde toujours les coins d’abord.”

“Tous les coins ?”

“Les coins supérieurs gauches. C’est là que ça foire en premier si le traitement thermique est mal calibré.”

“Et comment tu sais que c’est mal calibré ?”

“Il y a une… une texture. C’est difficile à expliquer. Ce n’est pas vraiment visuel. C’est… tactile. Je passe le doigt. Non, pas le doigt. L’ongle. L’ongle sent mieux que la pulpe. Il y a comme des microfissures. Invisibles à l’œil nu. Mais l’ongle les accroche.”

Vous comprenez ce qui s’est passé ?

En dix minutes — j’ai regardé ma montre, exactement dix minutes, de 14h37 à 14h47 —, Michel avait fait émerger un protocole invisible. L’homme regardait d’abord les coins supérieurs gauches (pourquoi gauches ? allez savoir, probablement parce que les machines de traitement thermique dans cette usine particulière avaient un défaut de calibration sur le côté gauche, défaut que personne n’avait officiellement identifié mais que trente-cinq ans d’observation avaient gravé dans le cerveau de cet homme). Il passait l’ongle — pas le doigt, l’ongle — sur ces zones. Et il sentait des microfissures invisibles à l’œil nu et non détectées par les appareils de contrôle standard.

Rien de tout cela n’était écrit quelque part. Rien dans les manuels qualité. Rien dans les procédures ISO 9001. Rien dans les 847 pages de documentation que l’entreprise avait probablement produites pour sa certification. C’était un savoir-faire tacite, développé en trente-cinq ans, totalement invisible à lui-même jusqu’à ce moment précis où Michel l’avait fait émerger comme un photographe révèle une image latente dans le bain chimique.

À la fin de la session — qui a duré deux heures au total, Michel revenant plusieurs fois sur le même épisode, affinant progressivement la description jusqu’à obtenir un niveau de précision presque chirurgical —, l’homme avait les larmes aux yeux.

“Je ne savais pas que je faisais tout ça,” a-t-il dit d’une voix tremblante. “J’ai l’impression de… de me découvrir moi-même. De me voir pour la première fois.”

Michel a appelé cela “reconnaissance ontologique”. Non pas reconnaissance sociale — “bravo, bon travail, voici votre médaille du travail après trente-cinq ans de bons et loyaux services” —, mais quelque chose de plus profond, de plus viscéral, de plus essentiel. Être reconnu pour ce qu’on est. Pour ce savoir qu’on porte sans le savoir. Être vu. Vraiment vu. Complètement vu.

Dans toute la littérature philosophique, depuis Platon jusqu’à Sartre, on trouve peu de pages sur ce besoin fondamental de l’homme : être reconnu dans son expertise, pas dans ses titres. Être vu pour ce qu’il sait faire, pas pour ce qu’il a étudié. Être validé dans son incarnation, pas dans son abstraction.

Je suis resté pétrifié. Statuifié, comme la femme de Loth dans la Bible. Transformé en colonne de sel par ce que je venais de voir.

Après la session, je suis resté avec Michel. Nous avons bu un café dans un troquet rue de Montreuil — café express 1,20 euro au comptoir, détail trivial mais qui situe socialement la scène. J’ai demandé : “Comment tu fais exactement ? C’est quoi la méthode ?”

Il m’a parlé de Vermersch. De l’entretien d’explicitation. Des vingt ans — vingt ans de pratique personnelle ! — qu’il lui avait fallu pour maîtriser cette technique. “La plupart des gens abandonnent. Ils croient que c’est facile. Ils assistent à trois jours de formation, ils pensent qu’ils savent faire. Mais ils ne savent pas. C’est comme le piano. Tu peux apprendre les bases en trois jours, mais pour vraiment jouer, il faut vingt ans. C’est trop long. Trop difficile. Trop exigeant. Il faut apprendre à écouter autrement. À poser des questions d’une certaine façon. À laisser le silence faire son travail. À ne pas interpréter. À ne pas projeter. À suspendre son propre savoir pour accueillir celui de l’autre. C’est un art. C’est un métier.”

Je suis rentré chez moi ce soir-là dans un état que je ne peux décrire qu’en empruntant le vocabulaire religieux : état de grâce, épiphanie, révélation. J’avais vu quelque chose d’impossible. Quelque chose qui contredisait tout ce que je croyais savoir sur la transmission.

J’ai commandé tous les livres. Vermersch, Theureau, Le Boterf. Amazon, livraison en quarante-huit heures, 127 euros pour huit ouvrages. J’ai lu. Pendant des mois. Avec cette frénésie monomaniaque qui me caractérise quand quelque chose m’obsède. Le soir après dîner. Les week-ends. Pendant les vacances à Belle-Île où Martine me regardait avec cet air à la fois inquiet et résigné des épouses qui voient leur mari embarqué dans une nouvelle lubie.

Et quelque chose s’est assemblé dans mon esprit. Une structure. Une architecture conceptuelle. Une révélation intellectuelle.

Toutes ces transmissions ratées — mon père, mes Bernard, mes quarante-cinq mille euros de slides inutiles chez Bearing Point — ce n’était pas de la fatalité métaphysique. Ce n’était pas la nature humaine. Ce n’était pas Héraclite et son fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux fois. Ce n’était pas l’entropie universelle.

C’était simplement de l’ignorance. De l’ignorance technique, presque. Comme un chirurgien qui opérerait sans asepsie parce qu’il ne sait pas que les microbes existent. Comme un paysan qui labourerait n’importe comment parce qu’il n’a jamais appris qu’il existe des techniques d’agriculture.

On ne savait pas comment faire.

Mais Michel savait. Et Vermersch, Theureau, Le Boterf avaient posé les bases scientifiques de cette pratique.

Le problème n’était pas que l’expérience est intransmissible. Le problème, c’est qu’on n’avait jamais donné aux experts les outils — les outils techniques, méthodologiques, scientifiques — pour la voir eux-mêmes. Pour la révéler à eux-mêmes avant de pouvoir la transmettre aux autres.

C’était un problème de méthode. Pas de métaphysique.

Et les problèmes de méthode, par définition, ont des solutions.

VII. TACIT, OU L’AMBITION PROMÉTHÉENNE D’ARRÊTER L’HÉMORRAGIE

TACIT est né de cette convergence — mot trop faible pour décrire ce qui fut plutôt une collision, un choc, une synthèse explosive — entre ma frustration de dirigeant ayant vécu l’échec, la pratique quasi mystique de Michel, et les fondations scientifiques posées par Vermersch, Theureau, Le Boterf.

Le pari — et c’est un pari délirant, je le reconnais franchement, un pari qui aurait fait sourire n’importe quel investisseur raisonnable si je le lui avais présenté sans préparation — est le suivant : l’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit d’arrêter de croire qu’elle ne le peut pas.

Mais — et c’est crucial, central, essentiel — nous n’allons pas tomber dans le piège classique des entrepreneurs technologiques. Nous n’allons pas vendre un “logiciel magique” qui prétendrait “capturer les savoirs tacites automatiquement grâce à l’intelligence artificielle”. Ces promesses-là, je les laisse aux vendeurs de rêve de la Silicon Valley, à ces entrepreneurs en sweat-shirt gris qui lèvent des dizaines de millions de dollars pour des produits qui ne fonctionnent pas et qui disparaîtront dans trois ans sans laisser de traces.

Non. Nous allons faire autrement. Nous allons procéder méthodiquement, scientifiquement, à la manière d’un Pasteur construisant progressivement sa démonstration de la théorie microbienne.

Voici le plan :

Première phase : Création de l’offre (18 mois, budget 1,2 million d’euros)

Former mille personnes à la sensibilisation. Leur faire comprendre ce qu’est l’explicitation. Pourquoi c’est important. Comment ça fonctionne dans les grandes lignes. Coût unitaire formation : 500 euros par personne, soit 500 000 euros total. Organisme de formation certifié Qualiopi. Formateurs recrutés parmi les praticiens existants. Six sessions de deux jours, groupes de trente personnes. Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Nantes, Strasbourg.

Former trois cents praticiens certifiés. Eux, ils sauront vraiment mener un entretien selon le protocole de Vermersch. Formation intensive : 80 jours répartis sur deux ans, soit 400 heures. Coût : 12 000 euros par personne, soit 3,6 millions d’euros total. Exigeant. Sélectif. Diplômant. Reconnu.

Pourquoi commencer par la formation ? Parce que le vrai problème aujourd’hui, le problème de fond, celui qu’aucun logiciel ne peut résoudre, c’est qu’il n’y a personne pour faire le travail. Il y a de la demande latente — toutes ces Sophie qui sentent confusément que leurs processus ne marchent pas, que leurs matrices colorées sont du vent, que quelque chose de crucial leur échappe. Mais il n’y a pas d’offre structurée. Pas de marché. Pas de profession.

Deux cents personnes en France savent faire des entretiens d’explicitation aujourd’hui. C’est grotesque. C’est comme si, en 1850, il n’y avait eu que deux cents médecins sachant que l’hygiène prévient les infections.

Deuxième phase : Preuve de concept (parallèle à la première phase)

Dix entreprises pilotes. PMI et ETI de 100 à 500 salariés. Secteurs : industrie, BTP, services. Diversifiés. Des vrais Bernard en situation de départ imminent. Contexte réel. Enjeux réels. Pas des études de cas académiques.

Intervention : quatre sessions d’explicitation de deux heures chacune par expert. Huit heures d’entretien au total. Production d’un livrable structuré : “protocole d’expertise révélée”. Document de 30 à 50 pages par expert, détaillant les situations critiques, les protocoles invisibles, les signaux faibles, les décisions tacites.

Mesure scientifique. Protocole validé. Trois indicateurs :

  • Temps effectif de transfert (combien de temps avant que le successeur soit autonome)
  • Satisfaction de l’expert (échelle de Likert à 7 points)
  • Confiance du successeur (même échelle)
  • ROI calculé sur vingt-quatre mois (économies réalisées moins coût de l’intervention)

Coût par entreprise : 25 000 euros HT. Coût total pour dix entreprises : 250 000 euros. Subventionné partiellement par fonds publics (Bpifrance, régions) pour réduire le coût à 15 000 euros par entreprise.

Documentation exhaustive. Pas des slides marketing avec des photos souriantes. Non. Des cas concrets. Des verbatims. Des chiffres. Des tableaux. Des analyses statistiques. Des témoignages de DRH et de dirigeants qui pourront attester sous serment devant notaire qu’ils ont vu la différence.

Troisième phase : Levée de fonds et passage à l’échelle (après preuve de concept)

Quand nous aurons prouvé — preuve irréfutable, réplicable, scientifique — que ça marche, nous lèverons trente millions d’euros.

Pas quatre millions. Pas dix millions. Trente millions.

Pourquoi trente ? Parce que notre ambition n’est pas de créer une petite entreprise rentable qui fera 3 millions d’euros de chiffre d’affaires et emploiera quinze personnes. Notre ambition est de résoudre un problème universel à l’échelle mondiale. Et pour cela, il faut des moyens.

Ces trente millions serviront à :

  • Automatiser partiellement le processus (3 millions en R&D IA)
  • Former massivement les praticiens (10 millions sur cinq ans pour passer de 300 à 3 000 praticiens)
  • Internationaliser (5 millions pour Allemagne, Italie, Espagne, Royaume-Uni, Benelux)
  • Construire la plateforme technologique (4 millions)
  • Marketing et commercial (5 millions)
  • Structure corporate (3 millions)

L’objectif à cinq ans : 30 000 praticiens formés dans cinquante pays. 500 entreprises clientes. 50 millions d’euros de chiffre d’affaires. 15 millions de résultat net. Valorisation estimée à terme : 300 millions d’euros.

Mais l’argent n’est pas le but. L’argent n’est que le moyen. Le but, c’est d’arrêter l’hémorragie. D’arrêter cette déperdition monstrueuse, criminelle, inacceptable de savoir qui se produit tous les jours dans toutes les entreprises du monde.

VIII. LE PHARE INVERSÉ, OU VISION D’UN MONDE OÙ L’EXPÉRIENCE ÉCLAIRE ENFIN L’AVENIR

Imaginez — non, fermez les yeux et voyez vraiment cette scène dans cinq ans, en 2029 :

Un directeur général — appelons-le encore Thierry pour la cohérence narrative, Thierry Dubois, cinquante-neuf ans maintenant, les cheveux plus gris, le ventre légèrement plus rond malgré les trois heures hebdomadaires chez Basic Fit — apprend que son expert-clé, responsable technique depuis vingt-trois ans, va partir dans six mois. Il appelle sa DRH.

“Sophie, on fait un TACIT pour Bernard.”

Le mot est devenu un verbe. Comme Xerox a remplacé “photocopier”. Comme Google a remplacé “chercher”. Comme Kleenex a remplacé “mouchoir en papier”. Une marque transformée en pratique universelle par la force de l’évidence.

Sophie acquiesce. “Bien sûr. Je contacte le praticien. On devrait pouvoir commencer dans deux semaines.”

Deux semaines plus tard, un praticien certifié arrive. Il s’appelle Thomas. Trente-cinq ans. Formation initiale : ingénieur INSA. Puis cinq ans en industrie. Puis formation intensive à l’explicitation pendant deux ans. C’est devenu sa profession, son métier, son art.

Thomas passe huit heures avec Bernard. Quatre sessions de deux heures. Il utilise la plateforme TACIT sur sa tablette — interface ergonomique développée après trois ans de R&D et 4 millions d’euros investis. L’IA guide partiellement l’entretien, suggère des questions, détecte les moments où Bernard dérive vers la généralisation et rappelle Thomas à la précision concrète.

Mais l’essentiel reste humain. L’écoute. Le silence. La patience. L’art de poser la bonne question au bon moment.

À la fin, Thomas produit un document de quarante-deux pages. “Protocoles d’expertise révélée — Bernard Morel, responsable technique.” C’est un trésor. Un trésor invisible rendu visible. Quarante ans de savoir tacite transformés en récits concrets, en situations précises, en protocoles transmissibles.

“Quand le client appelle paniqué un vendredi soir, je pose toujours d’abord cette question : ‘Depuis quand le problème a-t-il commencé ?’ Pas ‘Quel est le problème’, mais ‘Depuis quand’. Parce que 80 % du temps, le problème qu’ils décrivent n’est qu’un symptôme. Le vrai problème a commencé deux ou trois jours avant. Si je commence par comprendre la chronologie, je remonte à la vraie cause.”

“Quand je regarde un plan technique, je commence toujours par les interfaces. Pas les composants principaux. Les interfaces. C’est là que ça foire. Les ingénieurs conçoivent des composants parfaits, mais ils oublient que ces composants doivent s’assembler. C’est dans les joints, dans les raccords, dans les transitions qu’on trouve 90 % des problèmes.”

“Quand je dois estimer le temps d’un projet, je prends l’estimation optimiste du bureau d’études, je la multiplie par 1,5, et j’ajoute deux semaines. Pourquoi 1,5 ? Parce que les ingénieurs ne comptent jamais les imprévus, les retards fournisseurs, les erreurs de mesure qui obligent à refaire. Pourquoi deux semaines ? Parce que quel que soit le projet, il y a toujours un moment où on attend une pièce, une validation, une signature. Deux semaines, c’est la moyenne.”

Tout cela est écrit. Documenté. Transmissible.

Julien reçoit le document. Il le lit. Il comprend. Pas tout, pas immédiatement. Mais il a maintenant une carte. Un guide. Un trésor de navigation dans le territoire complexe de l’expertise de Bernard.

Et surtout — et c’est peut-être le plus important —, Bernard a été vu. Reconnu. Validé dans son expertise. Il a découvert lui-même ce qu’il savait sans le savoir. Il a pleuré lors de la deuxième session, quand Thomas lui a fait découvrir son protocole invisible pour évaluer la fiabilité d’un fournisseur. “Je ne savais pas que je faisais tout ça. Je croyais que c’était de l’intuition. Mais non, c’est un protocole. Un vrai protocole. Avec des étapes. Des critères. C’est… c’est comme si je me voyais pour la première fois.”

Le dernier jour de Bernard à l’entreprise, quand il serre la main de Julien dans le hall — ce hall aux dalles grises qu’il a traversé pendant quarante ans, ces murs qu’il connaît par cœur, cette porte vitrée qui grince toujours un peu —, il sait que ce qu’il a mis quarante ans à apprendre ne mourra pas avec lui.

Le phare éclaire enfin devant.

Et Bernard ne disparaît pas complètement. Six mois plus tard, l’entreprise le rappelle. Pas comme salarié. Comme expert ressource. Une journée par mois. 800 euros la journée. Pas pour l’argent — Bernard touche 2 400 euros de retraite mensuelle, Martine 1 800 euros, ils vivent confortablement. Mais pour le plaisir. Pour cette joie particulière, profonde, presque spirituelle, qu’on éprouve à voir quelqu’un utiliser bien ce qu’on lui a donné.

Multiplions maintenant cette scène par cent mille. Par un million. C’est la vision de TACIT.

En 2029, TACIT sera devenu la référence mondiale en matière de transmission d’expertise. Non pas par la magie du marketing ou par la force des levées de fonds, mais par cette évidence simple : ça marche.

Les trois cents praticiens formés la première année sont devenus trois mille. Puis dix mille. Puis trente mille. Déployés dans cinquante pays. Parlant vingt-trois langues. Certifiés selon un protocole rigoureux. Contrôlés. Évalués. Professionnels.

L’intelligence artificielle a automatisé 70 % du processus — guidage des questions, détection des généralisations, structuration du livrable. Mais les 30 % restants — l’écoute, le silence, la présence, l’art de poser la bonne question au bon moment — restent humains. Resteront toujours humains. Comme en médecine, où l’IA peut aider au diagnostic mais ne remplacera jamais le toucher du clinicien.

Les entreprises intègrent TACIT dans leurs processus RH comme elles ont intégré les ERP dans les années 2000. Ce n’est plus une option. Ce n’est plus un luxe réservé aux grandes entreprises. C’est un standard. Un prérequis. Une évidence.

Ne pas faire de TACIT avant le départ d’un expert devient aussi impensable que ne pas faire de sauvegarde informatique. Les assureurs commencent même à moduler les primes en fonction de la politique de transmission d’expertise. “Vous avez un plan TACIT pour vos experts critiques ? Réduction de 5 % sur votre police responsabilité civile.”

Sophie — notre Sophie du début, vous vous souvenez ? — a été formée elle-même à l’explicitation. Elle a découvert une profondeur dans son métier qu’elle n’avait jamais soupçonnée. Elle ne se contente plus de gérer des processus. Elle révèle des savoirs. Elle fait émerger l’invisible. Elle est devenue, en quelque sorte, une sage-femme de l’expertise.

Julien — le jeune diplômé de Centrale avec ses carnets Moleskine et sa montre TAG Heuer — a vécu une transmission différente. Il a assisté aux sessions où Bernard découvrait son propre savoir. Il a vu un homme de soixante-trois ans pleurer en réalisant ce qu’il savait faire. Cette expérience l’a transformé. Il a compris que l’intelligence n’est pas seulement conceptuelle mais aussi incarnée, située, tacite. Cette leçon — qui ne s’enseigne dans aucune grande école — vaut plus que toutes ses années à Louis-le-Grand.

Les cabinets RH — Deloitte, Bearing Point, tous ces producteurs de slides inutiles — ont été contraints d’intégrer TACIT dans leur offre. Ils ont recruté des praticiens certifiés. Ils ont modifié leur discours. Ils ne vendent plus des “cartographies de compétences critiques” à 45 000 euros. Ils vendent des “interventions TACIT” à prix transparent, avec résultats mesurables.

Les grandes écoles — HEC, Centrale, tous ces temples de l’abstraction — ont intégré l’explicitation dans leurs cursus. Pas comme option. Comme tronc commun. Les jeunes diplômés sortent maintenant avec cette conscience : il existe deux types de savoirs. Le savoir explicite, celui qu’on trouve dans les livres. Et le savoir tacite, celui qu’on porte sans le savoir. Et le second est souvent plus précieux que le premier.

Une nouvelle génération arrive en entreprise avec cette évidence intégrée : la révélation des savoirs tacites est aussi normale que le reporting financier ou la gestion de projet. Ce n’est pas une lubie de consultant. C’est une nécessité économique. C’est une responsabilité sociale. C’est une évidence civilisationnelle.

Et peut-être — je dis bien peut-être, car je ne suis pas naïf au point de croire qu’une méthode peut tout changer dans une société — peut-être qu’on aura modifié quelque chose de plus large. Dans notre rapport à l’expérience. Au vieillissement. À la transmission intergénérationnelle.

Dans notre société moderne, si obsédée par la jeunesse, si fascinée par l’innovation, si prompte à jeter le vieux pour adopter le neuf, nous avons oublié quelque chose d’essentiel : l’expérience a de la valeur. Les vieux savent des choses. Ces choses méritent d’être transmises.

Peut-être qu’on aura prouvé que cette résignation — “l’expérience ne se transmet pas”, cet adage funeste — n’était qu’une croyance limitante. Qu’une fatalité inventée. Qu’un mensonge devenu vérité par répétition.

CONCLUSION : LE DERNIER MOT DE L’AUTEUR À SES LECTEURS

Vous vous souvenez de Bernard ? L’homme du début ? Le phare qui n’éclaire que le passé ?

Donnez-lui la parole.

Révélez ce qu’il ne sait pas qu’il sait.

Reconnaissez-le — vraiment, ontologiquement, viscéralement — pour l’expertise qu’il porte sans pouvoir la nommer.

Et cessez de croire à l’adage.

L’expérience peut éclairer l’avenir.

Il suffit — et c’est presque trop simple, presque insultant dans sa simplicité — d’arrêter de se résigner à croire qu’elle ne le peut pas.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse
tacit.expert

Parce qu’il est temps que les bibliothèques cessent de brûler pendant que nous comptons les cendres avec cette fascination morbide qui caractérise notre époque.

Et vous, qu’en pensez-vous ?

Votre regard compte

Vous venez de traverser le même problème à travers un ou plusieurs regards.
Chacun résonne différemment selon qui vous êtes.

Laquelle vous a touché ?

Frédéric Lippi

La voix directe, épurée, essentielle

Philip Roth

L’intimité américaine, la frustration incarnée

James Ellroy

Le staccato brutal, la vérité sans filtre

Vladimir Nabokov

La sophistication littéraire, les digressions savantes

Amélie Nothomb

L’ironie tranchante, l’autopsie lucide

Éric-Emmanuel Schmitt

La sensibilité philosophique, l’humanisme

Honoré de Balzac

Le réalisme social, l’anatomie complète

Je voudrais connaître votre perception

Quelle voix a résonné en vous ?
Qu’est-ce qui vous a surpris, questionné, interpellé ?
Avez-vous reconnu votre propre histoire dans l’un de ces récits ?
Pensez-vous que cette approche puisse changer quelque chose dans votre organisation ?

Vous êtes…

DRH ou Dirigeant ?

Vous vivez ces départs d’experts et cherchez une vraie solution

Expert sur le départ ?

Vous voulez que votre savoir serve après vous

Consultant ou Coach ?

Cette approche vous intrigue professionnellement

Simplement curieux ?

Le sujet résonne avec votre propre expérience

Dans tous les cas, votre regard m’intéresse.

Pour partager avec moi vos réflexions, écrivez-moi à :

[email protected]

TACIT se construit dans l’écoute.
Commençons par la vôtre.

TACIT — Révèle l’expertise silencieuse

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